Janvier 2025
Il faut toujours écouter les paroles de sa mère. Ce qu’elle dit est toujours important, sauf peut-être quand elle vous dit de reprendre du tajine, de porter une chaine en argent avec une plaque gravée de « aya’t al koursi » ou que vous n’avez pas pris de poids. Il faut écouter aussi ses silences, car ils sont parfois encore plus éloquents. Ainsi, ma mère m’a dit d’acheter un appartement depuis si longtemps que j’ai fini, il y a trois ans, par en acheter un. Mais à aucun moment elle ne m’a parlé des impôts, et c’est de cela dont je voudrais vous parler.
Quand j’ai acheté mon appartement, j’ai reçu avec émotion, mon premier avis d’imposition. Une petite lettre m’annonçant que je devais m’acquitter de 3000 dh à la Trésorerie Générale du Royaume. 3000 dh pour mon modeste appartement ?
On me dit alors que cet appartement était ma résidence secondaire. J’en tressaillis de joie. J’avais donc une résidence principale, je possédai une autre maison quelque part, dont j’ignorai l’existence. J’implorai la Direction des impôts de me révéler l’adresse de ma villa à Souissi, de mon palais de la Palmeraie, ou de mon riad dans la Kasbah de Tanger. Avais-je hérité d’un vieil oncle riche, mort sans enfants mâles ? Etais-je l’heureux bénéficiaire d’un taâssib lointain, privant des cousines inconnues d’un legs faramineux ? Tout le temps que dura l’investigation, je refaisais mentalement la décoration de mon salon marocain de la villa à Souissi, disposait des plantes vertes dans le patio du Riad de Tanger et organisait une garden party autour de la piscine de la Palmeraie. Mais la Direction des Impôts doucha mon fol espoir de pactole providentiel. C’était une erreur de saisie. Je n’avais que 693 dh à payer, avec une majoration de retard car j’avais rêvé trop longtemps. Ainsi passa la première année.
Puis vint la deuxième année et, déjà, je louais mon appartement. Je me souviens de la scène de légalisation du contrat de bail. Je me présentai au comptoir de la Mouqataa avec les trois copies : une pour moi, une pour le locataire, une pour l’Administration fiscale. Mon interlocuteur prit mes trois copies, et me regarda dans le blanc des yeux :
« Dois-je prendre aussi la troisième copie ? »
Moment de tension. En posant cette question, mon interlocuteur me demandait si, effectivement, j’étais bien conscient de vouloir, pauvre fou, annoncer au fisc que je louais mon appartement, que donc ma fiscalité locale allait être multipliée par cinq, et que je devrais payer l’impôt sur le revenu locatif. J’avais longtemps réfléchi à la question. J’avais fait une retraite spirituelle, une longue introspection sur l’Etat de droit et l’éthique personnelle, le financement du développement et la citoyenneté, et j’avais trouvé la force de répondre à cet homme, dans le blanc des yeux :
« Oui, Monsieur. Prends la troisième copie. »
A ce moment-là, Dieu est grand, j’étais Bruce Wayne. Un putain de Mel Gibson dans Braveheart, le visage peint en rouge, une étoile verte sur le front, criant « Fiscalitééé ! » avant de foncer dans le tas de la corruption et de l’évasion fiscale.

Le mec de la Moqataa ne dit rien, tamponna, tamponna, tamponna, et nous rendit nos copies. Enhardi par cette première bataille de Stirling, j’allais immédiatement à la Perception des impôts pour m’assurer de la démarche pour le règlement de l’impôt.
Mon premier contact avec le fisc a été l’agent de sécurité, valeureux personnage dont la fonction véritable transcende les attributions officielles. Organique rouage des lois organiques, vaillant organisateur de terrain des services publics, l’agent de sécurité connait les gens et les procédures, oriente l’usager et le fait patienter, compatis avec lui et le conseille. Tant de choses reposent sur l’agent de sécurité, noble, chaleureux, petit maillon des froides administrations publiques. Il me demanda quel était mon affaire et je lui répondis. Il m’observa avec perplexité et m’orienta vers le premier étage.
Je me présentai alors devant l’homme du premier étage. Il était assis à son bureau, dans un espace ouvert, ses collègues, des femmes uniquement, occupant chacune les bureaux voisins. Je lui tins ce discours :
« Que la paix soit sur toi. Je suis venu m’enquérir des démarches relatives au paiement de l’impôt. Je viens de louer mon appartement ce matin, et je voudrais savoir quand et combien je devrais payer, afin de m’y préparer. »
L’homme m’observa quelques instants avant de répondre, comme s’il choisissait ses mots avec soin. Un silence ecclésiastique régnait dans l’espace ouvert. Les femmes avaient cessé toute conversation.
« Mon frère, en vingt ans dans ce bureau, c’est la première fois qu’on me pose cette question. Je n’en ai pas la moindre idée. »
Il s’arrêta pour contempler les implications vertigineuses de cet état de fait. Il reprit enfin :
« Va voir la directrice adjointe dans son bureau » et il pointa du doigt une cube de verre. Je trouvais la directrice adjointe, et lui répétai ma question. Elle fronça les sourcils et, après une légère pause, m’envoya bouler hors de son bureau vers le rez-de-chaussée, pour aller voir Rachid. J’arrivai chez Rachid et répétai encore ma question. Fidèle aux réactions collégiales, Rachid m’observa un instant derrière ses grosses lunettes, processant cette question visiblement inédite. Il me demanda mon numéro de CIN et s’installa devant son ordinateur.
Et là : coup de théâtre ! L’impôt de la deuxième année n’avait pas été émis à mon nom. Avais-je perdu mon appartement sans le savoir, m’inquiétais-je ?
Non non, l’impôt a été émis au nom du propriétaire précédant, lequel est décédé depuis plusieurs années. Me voila à moitié rassuré. L’on peut donc être mort et imposable ? C’est possible dans un pays laïc mais musulman ? C’est très inquiétant car, à moins d’être enterré dans son appartement – ce qui vaudrait résidence principale et définitive- on serait alors condamné à payer des impôts de résidence secondaire pour l’éternité. Non, Rachid m’a rassuré. C’était une erreur de saisie. Mais alors, que dois-je faire pour mes impôts ? Rachid me dit que c’est très simple : je dois prendre mon contrat de vente, documents notariaux, actes de propriété, et aller convaincre la Direction générale que je suis bien le propriétaire de mon appartement. Je remerciai Rachid et m’en allai, tout à fait soulagé.
Depuis cet épisode, j’ai avec moi en permanence, mes dossiers. Je passe de temps en temps à la Direction ou à la Perception, pour prendre des nouvelles des collègues, et si possible, de mon dossier. Fatiha, du 1er étage, a eu un deuxième enfant. Un garçon tbarkellah. Rachid est toujours à la perception, au rez-de-chaussée, il ne risque de pas de bouger, c’est vraiment un pilier du bureau. Je n’ai toujours pas réussi à payer mon impôt de la deuxième année, mais je reste confiant, car j’ai maintenant un plan pour me garer facilement dans la petite rue cachée en face à gauche de l’entrée. J’ai découvert « Le Trésor public marocain, une histoire, une vie » de Lahsen Sbai El Idrissi, qui raconte la vie et la carrière de l’auteur dans les services fiscaux de la capital, un ouvrage passionnant, que je recommande. Le café d’à côté a de très bonnes viennoiseries, ce qui est pratique quand on passe le matin avant d’aller au bureau.
Hier, Maman m’a demandé des nouvelles de l’appartement, je lui ai répondu que tout allait bien, hamdoullah, à l’exception d’un petit problème avec les impôts. Je lui racontai mon histoire, mes démarches pour payer les impôts et le problème que j’avais rencontré. Maman m’écouta calmement puis, chose rare, ne dit rien. J’écoutai son silence éloquent et j’entendis, car Maman a pensé très fort : « wili wili wili. Mon fils est con. Et dire que la contribution libératoire n’est que de 5%. Mais pour être amnistié, ô mon cher imbécile, encore faut-il frauder. Non mais quelle idée d’aller déclarer.»
Et puis elle me dit de reprendre du tajine. Et je repris du tajine.
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