Turquie

Février 2023

14 ans après y avoir vécu un an, me voila de retour à Istanbul pour une journée, une seule.

Depuis mon départ en 2009, je n’étais jamais revenu dans cette ville où j’avais effectué une année d’échange universitaire. L’année avait été si belle et le souvenir que j’en garde tellement attendri, que je craignais de revenir, un peu comme si l’on devait revoir, une décennie et demie plus tard, une femme dont on avait été amoureux fou. A quoi bon ?

Un peu à reculons, donc, cela fut chose faite hier et il y a deux trois choses que je voudrais partager avec vous. Mais avant cela, flash-back.

Parmi les mille choses qui m’avaient étonnées à Istanbul durant mon premier séjour a été, dès le jour de mon arrivée, le quartier de Beyoglu durant le mois de Ramadan. En 2008, cela devait être au début de l’année universitaire, et je ne savais pas à quoi m’attendre. Les Turcs jeunaient-ils tous ? L’espace public turc allait-il être ramadanisé aussi radicalement que le marocain ? J’avais choisi la Turquie pour la somme des paradoxes que ce pays n’avait cessé d’accumuler à mes yeux, et j’allais être servi.

En bon marocain, j’avais été scié de voir qu’il était rigoureusement impossible de deviner que c’était Ramadan, car le quartier de Beyoglu regorgeait de bars et de restaurants tournant à plein régime. (J’apprendrais plus tard qu’en traversant le boulevard Tarlabasi ou a fortiori le Bosphore, on changeait d’ambiance). La vitalité de ce pays était tout bonnement fascinante. J’avais grandi dans un pays à la croissance molle, à Rabat qui plus est. Rabat dans les années 1990 avait le dynamisme d’une soirée de musique andalouse sur la RTM. En termes d’ambiance, Paris m’avait semblé un concert de rock. Istanbul, en revanche, était un mariage tsigane endiablé qui ne s’arrêtait jamais. (Pardon pour le cliché).

Ce n’était que le début d’une série de mindfucks qui font le sel du voyage.

La Turquie, puissance musulmane et laïque.

La République laïque qui ne reconnait et ne subventionne qu’un seul culte.

La puissance musulmane, porte étendard de la cause palestinienne, partenaire diplomatique et commercial de longue date d’Israël.

La Turquie de la prostitution dépénalisée et régulée et des crimes d’honneur sanglants.

La Turquie qui force la coexistence de la pudibonderie la plus bédouine et d’une liberté de mœurs sans limites.

La Turquie où tout le monde fume partout, et qui dès l’adoption de la loi anti-tabac (2009), y met fin du jour au lendemain les lieux publics, sans coup férir.

Michel Rocard venait de publier un livre intitulé « Oui à la Turquie » [dans l’Union Européenne] et Erdogan faisait encore rêver. A l’intérieur, l’économie se portait à merveille et l’armée s’éloignait de la politique à mesure que la Turquie s’approchait de l’Europe. A l’extérieur, la Turquie était un élève modèle, en bonne entente avec la plupart de ses voisins si l’on excepte le passif historique irrésolu.

14 ans plus tard, tout a changé et si peu a changé, et c’est mon étonnement d’hier.

D’abord, je n’avais jamais expérimenté – first hand- une aussi grande inflation. En 2009, je vivais avec 500 EUR par mois, qui devenait alors 850 YTL. Aujourd’hui, la même somme en euros équivaut à 10 000 YTL. Le sandwich que je payais 5 YTL en coûte maintenant 90 en monnaie locale. En prix réel, j’estime la hausse des prix réels à au moins 40%. Cela reflète les choix -et les contraintes- des politiques monétaires turques, tout à fait opposées aux Marocaines.

En plus d’une croissance nourrie par le crédit/ »riba », la Turquie a libéralisé son taux de change, ce qui permet une politique commerciale très agressive. Lorsque la livre est aussi dévaluée, les exportations turques sont très bons marchés. En témoigne le textile turc qui habille très largement les Marocain.e.s. Mais cela signifie également un enchérissement de tous les produits importés, notamment l’énergie, pour laquelle la Turquie a une forte dépendance. Il en résulte un dynamisme économique fait d’expansions aussi brutales que les récessions. La Turquie est un pays où les affaires se font et défont vite. Cela se ressent à chaque coin de rue de la mégalopole et dans les interactions avec les commerçants dans cette immense ville marchande.

Le Maroc est à l’opposé car on y veille, autant qu’on peut, sur l’inflation et la stabilité du taux de change. Entre 2009 et aujourd’hui, le taux euro/dirhams est quasiment le même tandis que celui de la livre a été multiplié par 12. Notre inflation est limitée mais nos exportations aussi, et notamment vis-à-vis de la Turquie, avec lesquels nos échanges commerciaux sont spectaculairement déséquilibrés. L’accès au crédit, notamment pour les petites et moyennes entreprises, demeurent un goulet d’étranglement alors qu’il a été le moteur de la croissance turque des années 2000. Mais revenons à Istanbul.

14 ans après, mon quartier d’alors est méconnaissable. Il était plutôt résidentiel, il est devenu très largement marchand. Il y a des hôtels absolument partout autour de moi, et la vie, dont l’ironie est indépassable, a fait de ma rue celle des antiquaires, au rang desquels je peux désormais ranger mes souvenirs.

La Turquie a un génie national particulier : c’est une fantastique machine à produire de la classe moyenne consommatrice, commerciale et conquérante. Les mythes fondateurs de la turcité en font une nation de guerriers et de conquérants farouches, voués à dominer et organiser le monde pour la gloire du Sultan-Calife, pilier de l’univers et ombre de Dieu sur terre. Derrière les oripeaux et le décorum en reconstitution, il semblerait que cette énergie ait été réinvestie dans le commerce et l’industrie, par et au service authentique d’une classe moyenne qui n’hésite pas à s’expatrier, et pas simplement en Europe. De mes camarades de classe turcs, l’un est parti Algérie, un autre en Australie, un autre encore est passé par le Maroc. C’est cette classe moyenne massive, anatolienne et conservatrice, qui a été la rampe de lancement électorale d’Erdogan. Et ce génie national a pu reconstituer une excellente copie à bas coût de la société de consommation capitaliste, où l’on trouve absolument tout à bas prix. Bien sûr, le secteur du luxe n’envie rien à personne, Istanbul demeure la 4eme ville à la plus forte concentration de milliardaires.

Je pense plutôt aux espaces équivalent à la médina de Bab El Had pour les Rbati ou Derb Omar, Derb Ghellef pour les Casaouis, ou à n’importe quel centre-ville marchand de ville ancienne ou nouvelle marocaine, hors quartiers luxueux. A Istanbul, ce serait Istiklal Caddesi, Besiktas ou encore la zone regroupant le grand bazar et celui de Mahmud Pacha. Deux choses, alors, vous frappent :

– Le samedi, la foule est compacte absolument partout, dans tous les quartiers pré-cités. Cette ville est littéralement un embouteillage permanent.

– L’offre est démentielle de variétés et de modicité. N’importe quel objet coûte moins cher qu’au Maroc.

Il faut maintenant revenir brièvement au Maroc pour établir le point suivant. Nous avons maintenu un dirham relativement fort tout en signant un accord de libre échange avec la Turquie. Il en a résulté un afflux massif de produits turcs, qui a déstabilisé certains de nos secteurs, notamment le textile (mais aussi l’acier). Côté face : notre propre classe moyenne a pu accéder à un confort additionnel : un offre diversifiée de textile et d’ameublement à un meilleur prix, des supermarchés BIM vendant, de temps à autres, des biens d’équipement à des tarifs imbattables. Côté pile : notre balance commerciale est piteuse et on a perdu quelques 350 000 emplois (estimation purement subjective sur le textile, mais pas seulement à cause des Turcs, cela dit).

Aurait-on pu mieux faire ?

Sans doute, et pas uniquement en termes de négociations du traité commercial. Le problème de la croissance et de la compétitivité marocaine est, à mon sens, celle de la croissance des petites et moyennes entreprises. Elles n’investissent, ne s’endettent, ne grandissent et n’embauchent jamais assez. Pourquoi ? Pour moi, deux éléments (totalement subjectifs encore une fois) expliquent cet état de fait.

Le premier est le rapport à la régulation de l’économie. Le Maroc se débat entre un secteur informel et bordélique à la productivité faible, et un secteur formel contraint comme un sprinter en smoking, et perclus de secteurs « protégés », monopoles, et autres oligopoles. Résultat : personne n’a intérêt à « basculer » dans le formel, et ceux qui n’ont pas le choix ont tendance à sous-capitaliser l’activité. Dès qu’on gagne un peu d’argent, on le met dans quelque chose de solide : un appartement, un terrain. Résultat des courses : pas de marché financier non plus, et un marché de l’immobilier qui devient l’un des principaux facteur de coût à l’investissement. Tellement cher pour sa rentabilité supposé, et pourtant cher, même si personne ne l’achète. Curieux paradoxe marocain, du terrain qui coute des milliards, que personne ne veut acheter et ça tombe bien car il n’est pas à vendre.

C’est une réserve de valeur.

Le second découle du premier, mais il est plus spécifique : c’est la difficulté à accéder au crédit. Mais je vais m’arrêter là car je dois descendre de l’avion.

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