23 mars 2022
La pandémie est un catalyseur de tous les défis politiques sur lesquels nous tergiversons depuis les années 1990. Dans ce post, je veux discuter de quatre enjeux de la crise sanitaire, et de comment elle est susceptible de transformer le pays, pour le pire ou – si l’on se montre à la hauteur de l’enjeu – pour le meilleur.
Parlons d’abord de la tentation du pire. Nombreux sont ceux qui applaudissent le déploiement de l’armée pour pallier le manque de « discipline » de certaines franges de la société. Les images de défilés de blindés légers et des soldats casqués dans les villes du Royaume récoltent les louanges de ceux qui estiment que seule l’armée peut garantir l’ordre et la discipline nécessaires à la traversée de la crise.
Permettez-moi de livrer l’avis suivant : l’Etat n’a pas le droit d’user de la violence pour confiner les citoyens chez eux, s’il ne fournit pas au préalable une réponse publique à un besoin immédiat : se nourrir. La nécessité brise toutes les disciplines, et il est irrationnel de demander à des travailleurs journaliers de se confiner 30 jours sans leur en fournir le moyen. Sitôt que ce moyen sera fourni, l’excuse de la nécessité disparaîtra, et la coercition, c’est-à-dire la violence si elle est nécessaire, deviendra légitime.
Aujourd’hui, la question est d’organiser notre économie de façon à subvenir aux besoins des plus vulnérables, afin d’empêcher que les efforts de suppression de l’épidémie ne soient annulés par le simple besoin de se nourrir. Pour cela, j’identifie les quatre défis suivants.
1. Connaitre le territoire et la société, soit le défi de la « state capacity ».
Je vois ici, grosso modo, deux approches pour accomplir cette tâche.
– « Le bottom up » consisterait en l’usage des ressources du maillage sécuritaire pour faire remonter l’information, pour la centraliser d’abord au niveau local puis central. Je ne crois pas que cette méthode doive être la principale, parce qu’elle nécessite trop de contacts interpersonnels, et qu’elle ajoute des tâches trop complexes à un appareil humain dont on surestime la capacité à connaitre la population dans les milieux les plus densément peuplés. Or ce sont principalement ces milieux là qu’il s’agit de reconnaître. Elle sera cependant utile, plus tard dans le processus.
– Le « top down » consisterait en l’usage des données socio-économiques et administratives. Le recensement général de la population et de l’habitat est ici une ressource de premier ordre dans cette crise. Je ne sais pas si quelqu’un, au sein du gouvernement, est en train d’accomplir le travail suivant, mais à mon sens, c’est une priorité. Il s’agit de faire correspondre le découpage administratif du territoire avec la distribution des ménages, que chaque caïdat à chaque cercle sache, le plus exactement possible, le nombre de ménages sur son territoire, leur démographie et leur statut socio-économique. Ces données permettront de connaître avec une précision suffisante les besoins en approvisionnement et en soutien financier pour les catégories les plus vulnérables. Ces données existent, elles sont au HCP.
Ajoutés à un mapping des services élémentaires (hanout, supermarché, pharmacie, centre de santé etc) au sein de chaque unité administrative, on préparera ainsi au mieux la seconde étape, qui est le défi logistique.
2. Le défi logistique consiste à connaitre en temps réel les stocks et les circuits de distribution, afin d’en organiser les flux sur une période relativement longue. S’agissant des denrées alimentaires, le recensement général agricole compile la distribution des exploitations agricoles, leurs productions en type et quantité, mais ces données ne sont pas publiques. S’agissant de l’importation des denrées alimentaires, il s’agit d’évaluer régulièrement les risques d’interruption de l’approvisionnement étranger. Qui sont nos fournisseurs ? A quel point sont-ils impactés et risquent-ils de faire défaut à court ou moyen terme ? L’objectif de cette phase est de déterminer la durée pendant laquelle le Maroc ne court pas de risque de pénurie. Un ministre a mentionné des stocks de 4 mois. L’a-t-il fait sur cette base ? A quel moment, le cas échéant, un rationnement devra-t-il être établi, et comment ? Les données de la phase 1 seront ici nécessaire pour répondre à ces questions.
3. Comment financer ce dispositif sur la durée : le financement de l’Etat.
Les sommes collectées par le Fonds spéciale pour la gestion de l’épidémie sont importantes, mais l’ampleur du défi ne permet pas de s’en tirer avec une mesure d’exception. La gestion de la crise nécessitera de lisser les ressources, et d’envisager dès maintenant un financement régulier, plutôt qu’une contribution volontaire. Or, les ressources de l’Etat reposent principalement sur la TVA, l’IS, l’IR (et l’endettement). L’activité économique étant drastiquement réduite, ces trois sources vont se tarir rapidement. Comment prélever les ressources nécessaires au financement des services de l’Etat ?
Pendant trop longtemps, la protection de l’économie de rente a signifié la surtaxation des revenus du travail et la pression fiscale sur les entreprises, au détriment des revenus du capital et l’imposition du patrimoine. La mesure de l’esprit citoyen des plus riches de ce pays ne se mesurera donc pas à leur contribution exceptionnelle, annoncée en fanfare, mais à leur acceptation d’une contribution plus importante et régulière, fiscale, prévisible et durable. En l’absence de ces décisions courageuses, nous sommes condamnés à devoir compter sur la « sadaqa » des riches, des initiatives pour l’éducation provenant de l’OCP, et des collectes en ligne pour rapatrier nos compatriotes bloqués à l’étranger.
Il est attendu que cette transformation augmente le contrôle sur les ordonnateurs du budget, et c’est tant mieux. La reddition des comptes n’est jamais mieux pratiquée que lorsque chacun ressent bien le poids de sa contribution. Or, ce poids est jusqu’à présent très inégalement réparti, et les plus atteints, parce que politiquement faibles, n’étaient guère écoutés.
4. Le défi politique : le faire dans la légalité.
La peur qui s’empare de chacun encourage les tenants de l’autoritarisme à justifier toute mesure par l’urgence des nécessités impérieuses. Pourtant, l’heure n’est à pas à faire des chèques en blanc à un système politique qui, jusqu’au déclenchement de la crise sanitaire, était confronté à une défiance généralisée. Le défi politique est de construire cette confiance, en respectant les normes que l’on s’est fixé, y compris -et surtout- en situation de crise. Même les situations d’urgence sont prévues par la constitution, et ce n’est pas le moment de l’abolir, puisque ce n’est que l’organisation, y compris juridique, de l’Etat et du fonctionnement social, qui permettra de sortir de cette crise en en réduisant les dégâts.
Le défi de l’Etat est aujourd’hui de convaincre pour être entendu. Être digne de confiance pour être écouté. S’expliquer avant d’ordonner. Jamais dans notre histoire, la nécessité d’institutions dignes de confiance, compétentes et intègres n’a été aussi immédiat qu’elle ne l’est aujourd’hui. L’improvisation permanente ne nous sauvera pas, et nous voilà condamnés à faire le travail que nous avons toujours remis à plus tard. Plus tard est désormais aujourd’hui.
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