Tunisie (1)

Du tourisme institutionnel en Tunisie, épisode 1 : a night in Tunisia

La première fois que je me suis rendu en Tunisie, c’était en novembre 2011. Je venais de décrocher mon premier job après le diplôme, et je me souviens encore de la signature du contrat de travail. Il était assorti d’un contrat d’assurance, de 1000 dollars et 1000 euros en cash, et d’un emballage de laptop Sony Vaïo. L’admin m’avait dit : « les frais médicaux classiques sont pas très bien couverts, on a préféré mettre le paquet sur les évacuations d’urgence, le transport médicalisé … Voila ton billet d’avion pour Djerba, et l’adresse où tu dois te rendre à Tripoli. Bonne chance. »

Mais je ne suis pas arrivé en Libye cette fois-là. J’ai une passé une bonne partie de la journée à à enchaîner les « louages » (qui sont les grands taxis tunisiens) de Djerba au poste frontière de Dehiba, en plein milieu du désert entre la Tunisie et la Libye. On m’avait dit que celui-là était encore ouvert, tandis que le plus proche, Ras Jedir, était probablement fermé. Arrivé au village, un libyen sympa m’a pris en auto-stop pour les dernières kilomètres jusqu’au poste frontière. Il venait de s’acheter une vieille et belle BMW série 7 pour remplacer la sienne détruite par la guerre. Par chance, lui aussi se rendait à Tripoli, et m’a donc proposé de m’y accompagner, ce que j’acceptai avec reconnaissance.  

Mais le garde-frontière libyen n’était pas du même avis. Le type était à peine plus âgé que moi, très sympa et souriant, sa kalachnikov trainant négligemment à bout de bras, et tout à fait catégorique : seuls les Tunisiens, les Turcs et les Qataris pouvaient entrer sans visa en Libye. Les Tunisiens parce qu’ils avaient laissé entrer les Libyens pendant les combats, les Turcs et les Qataris parce qu’ils avaient aidé la Révolution. « Mais moi aussi, je veux aider la Révolution, avais-je argumenté, je viens pour travailler à la reconstruction, je viens pour lancer des programmes d’aide au développement avec la boite de consulting que je représente, tiens regarde ma carte, et puis Kadhafi, ce n’était pas vraiment un ami du Maroc, hein ».

Rien à faire, le milicien est toujours sympa (ce qui est rassurant, car je n’avais jusque là rencontré qu’un seul milicien de ma vie, et il était tout à fait convenable), mais intraitable. J’ai commencé à me dire que ce n’était pas tant nos sympathies politiques communes que je devais communiquer. C’est sûr, un billet de 100 dollars ferait mieux l’affaire. Je caressais à peine l’idée que je devins moi-même intraitable. « Mec, tu ne vas quand même pas commencer ta carrière professionnelle, en 2011, 24h après avoir signé ton contrat de travail, par filer un bifton à un mec en kalash. Non mais oh. » Le milicien ne voulait rien entendre, je ne voulais rien entendre, le libyen à la BM ne voulait pas voyager de nuit, il est donc reparti l’air navré, après voir brièvement essayé de défendre mon cas. Bref, il faisait maintenant nuit, je suis de retour au poste frontière côté tunisien, à attendre un transport pour revenir à Dehiba.  Cette première nuit, étrange en tout point de vue, a été mon introduction à la Tunisie, il y a tout juste 14 ans.

Il commençait à faire froid, au poste frontière. J’avais enfin trouvé un taxi, le seul, qui était venu attendre l’arrivée des voyageurs Tunisiens travaillant en Libye. Il fallait d’autres voyageurs pour rentabiliser le déplacement, alors j’attendais. Il n’y avait pas grand monde, et ce qui arriva bientôt ce fut un autre taxi. Aussitôt une querelle éclata entre le mien et le nouveau. Le mien n’était pas du coin, et le nouveau si. Le nouveau accusait le mien d’opérer en dehors de sa zone, de voler le pain (ou plutôt la tabouna) de la bouche des honnêtes taxis de Dehiba, et qu’il ferait mieux d’aller au diable. Rapidement quelques autres taxis sortis d’on ne sait où rejoignirent l’empoignade. Entre temps, un Tunisien m’avait rejoint dans le taxi, et nous assistions à la scène, les bras ballants et les doigts frigorifiés. Le Tunisien en eut sa claque : il appela un ami au téléphone et me proposa gentiment de me déposer au village, pour que je puisse trouver un autre transport, ou un hôtel pour la nuit. J’acceptai avec soulagement, mais il ajouta ceci : il faut que l’on s’éloigne du poste-frontière, sinon mon ami aussi va se retrouver dans la bagarre.

Certes. Marchons dans la nuit, dans le désert. Nous marchâmes quelques centaines de mètres, dans une obscurité épaisse. Mon bagage à roulette cahotait sur le goudron inégale, je regrettai d’avoir emporté autant d’affaires. En ouvrant l’emballage du laptop Sony, j’avais découvert qu’il était rose fuchsia. Putaaaaaain. James Bond en tutu. On continuait d’avancer et je commençai à m’inquiéter, à mesure que la réalité de la situation, tout à fait sombre, devenait, elle, tout à fait claire. « Mec, t’es dans un désert, de nuit, entre deux pays en révolution, avec un inconnu qui te propose d’aller quelque part avec d’autres inconnus. » La voiture se gara sur la bas-côté, et l’ami était arrivé avec d’autres amis. On ne lui avait pas dit qu’il aurait un voyageur supplémentaire, mais c’est pas grave, il y a toujours de la place. A ce moment-là à Paris, mon pote Karim reçut un SMS de moi qu’il ne comprit pas : une suite de chiffres et de lettres. Un code ? Non, la plaque d’immatriculation de la voiture dans laquelle je m’apprêtais à embarquer avec quatre inconnus. L’un d’eux m’invita à prendre place à l’arrière, entre deux. Je refusais aussi poliment que possible, prétextant je ne sais plus quoi, mes jambes, une migraine, l’envie de rester près de la portière pour m’éjecter de la voiture si jamais on commençait à parler du marché des otages. Je prie donc place près de la portière et fit le trajet les sens en alerte générale. J’eus un peu honte de tout cela, par la suite. Les types étaient juste serviables et sympas. Ils me déposèrent, avec l’ensemble de mes organes et possessions, à une station, d’où je pris un transport pour Médenine.

Après réflexion, j’avais décidé de rentrer à Tunis aussi vite que possible pour me rendre au consulat libyen, et tenter d’y obtenir un visa. J’arrivai à la gare routière de Médénine passé minuit. Le premier car pour Tunis est à 5 heure du matin. Quelques heures à tenir dans une gare déserte. Peut-être regarder un film sur le PC rose ? Laisse tomber. Lire ? Trop fatigué.

Je sortis fumer une cigarette et puis… je vois une ombre passer dans la nuit. Un homme en burnous noir, marche d’un pas lent, de celui qui ne va nulle part. Il a mis sa capuche sur la tête, ce qui est tout à fait inhabituel et lui donne, dans cette nuit noir dans une gare tunisienne déserte, un air d’apparition lynchienne. Il me vit et vint engager la conversation. Apprenant que j’étais Marocain, il me dit : « Ton Roi dors à Midelt ce soir ». Cela me surprit beaucoup. Comment un Tunisien dans un patelin comme Médénine pouvait savoir où se trouvait mon Roi ce soir, et a fortiori dans un patelin comme Midelt ? « Ma sœur est mariée à un Marocain qui travaillait en Tunisie. Après la Révolution, ils sont rentrés vivre au Maroc, chez sa famille à Midelt. Elle m’a dit que la ville a été totalement repeinte et ordonnée pour la visite du Roi. »

Je ne saurai pas en dire beaucoup plus sur la longue conversation que j’ai eu, cette nuit-là, avec l’inconnu en burnous, mais je me souviens de ceci : il avait longtemps vécu en France, y avait obtenu un doctorat en sciences de l’éducation, et il était insomniaque. Il aimait marcher la nuit, calfeutré dans son burnous, le capuchon sur la tête parce qu’il faisait froid, et qu’il était chauve. Nous parlâmes de la Tunisie, du Maroc, et des Révolutions. Quand Benali était tombé en janvier de la même année, j’avais éprouvé un peu de cette liesse du peuple tunisien. Dans le métro qui me menait à l’Ambassade de Tunisie à Paris, j’avais appris les paroles de « Iradat al Hayat », la Volonté de vivre, du poète Abou Kacem Chebbi, et jusqu’à aujourd’hui, l’émotion me submerge encore lorsque j’en entends les paroles.

C’était la volonté de vivre, le désir ardent de dévorer l’existence à pleines dents quand on a vingt ans. C’était le goût de toutes les premières fois, de la première balade en voiture avec un ami qui vient d’avoir son permis, le bras fièrement posé sur la portière, c’est le première amour, la première cuite, le premier voyage entre potes loin quelque part, c’était quand veiller jusqu’au petit matin avait encore un goût de transgression joyeuse. C’est le premier stage, le premier travail, un vrai travail qui te permet de paye un loyer et d’avoir un chez soi, même une chambre, mais à soi. Pour des millions de jeunes hommes et de jeunes femmes dans la force, dans la libido de l’âge, c’était le besoin physique, impérieux, de vivre pleinement et l’impossibilité matérielle de le faire. J’ai connu ces premières fois, mais combien l’ont-ils simplement rêvé ? L’impossibilité de vivre, d’avoir un job, juste assez d’argent, une voiture, chercher de l’amour ou du sexe ou juste de l’intimité, l’impossibilité de travailler ou même de vendre des fruits sur cette cariole de merde, et sa confiscation et l’humiliation. Cette claque dans la figure.

Je crois que c’est parce que sa volonté de vivre était si forte, qu’elle a été si fortement écrasée, que Mohammed Bouazizi, 26 ans, s’est mis le feu, le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid. Comme Abdelwahab Zeidoun, 27 ans, le 18 janvier à Rabat. Comme Mourad Raho, 26 ans, le 11 février 2011 à Benguerir. Comme Fadwa Laroui, 25 ans, le 21 février à Souk Sebt. Comme 97 autres jeunes Marocaines et Marocains, pour la seule année 2011.

Je me demande dans quel gouffre de désespoir doit-on tomber pour décider, un jour, de remplir un bouteille d’essence, de s’en asperger devant un ministère ou un commissariat et de faire de soi une torche humaine. Nous savons tout, au fond, ce qui dans nos sociétés et dans leur rapport avec nos Etats, produit cette variété de désespoir ultime qui consiste à rendre manifeste, par le brasier, un malheur qui consume de l’intérieur, dont ils – société et Etat ensemble- sont la cause et contre lequel l’individu seul ne peut rien. Et mourir dans un brasier allumé par soi devant une institution – car ils ne s’immolent jamais devant autre chose qu’un symbole de l’Etat- est une façon d’avoir le dernier mot absolu, tout en restant pacifique pour tout le monde, sauf pour soi.

Quatorze ans après le « Printemps arabe », après le bruit et la fureur des révolutions et des guerres civiles, la poussière retombe et l’on contemple avec tristesse le grand registre des pertes et des profits. Partout dans le monde arabe, l’autoritarisme, la corruption et les injustices fondamentales se portent très bien. Les libertés, la justice sociale n’ont pas progressé nulle part. Le Maroc a bel et bien enclenché une réforme profonde de sa protection sociale, mais un gouffre persiste entre les annonces des taux de couverture grandioses et de la réalité pitoyable de l’accès aux services. Les procès des journalistes, activistes, militants des droits de l’homme et simples particuliers ayant le tort d’énoncer leurs convictions sur les réseaux sociaux, ont repris partout et de plus belles. Peu de jours après mon retour de Tunis, un procès s’ouvrait contre une quarantaine de personnalités de l’opposition, risquant jusqu’à la peine de mort pour « conspiration contre l’Etat ».

Chez nous, le même jour ou presque, Fouad Abdelmoumni déjà emprisonné sous les années de plombs, se vit de nouveau condamné à 6 mois ferme, pour un post sur Facebook. La famille d’un podcasteur expatrié et turbulent, Hicham Jerando, se faisait arrêter, y compris sa nièce de 13 ans. Le président de l’association des victimes du séisme d’Al Haouz voyait sa peine alourdie à un an en appel. Des articles de presse expliquent froidement que les accusations sont très sérieuses et les enquêtes délicates. Quelques voix courageuses s’élèvent pour dire l’indignation qui étreint les cœurs de celles et ceux qui reconnaissent ce qui advient devant nous. Le feu se rallumera-t-il ?

Il y a quatorze ans, en Tunisie, j’ai parlé des heures avec un inconnu en burnous de la Tunisie, du Maroc et des Révolutions. Je ne me souviens pas de grand-chose, mais je me souviens de ceci : nous n’avions pas encore vécu toutes ces déceptions, et nous avions une espérance profonde, infinie, pour nos pays respectifs. Et nous ignorions à quelle point cette espérance serait mise à l’épreuve par les années qui allaient suivre. Et c’est au plus fort de l’épreuve, qu’il faut s’en souvenir et tenir bon. Car comme dit le poète Chebbi :

  إذا الشعب يوماً أراد الحيـــــــاة فلا بــدّ أن يستجيب القــــدر  

   ولا بدّ للــــيل أن ينجلــــــــــي  ولا بـــدّ للقيـــد أن ينكســــر             

Lorsqu’un jour le peuple veut vivre, Force est pour le Destin, de répondre Force est pour les ténèbres de se dissiper, Force est pour les chaînes de se briser.

 En prenant la route pour Tunis au petit matin, j’emportai avec moi un sentiment qui ne devait plus jamais me quitter : une affection profonde, indélébile pour la Tunisie et son peuple.

  


Soirée à Tunis, au club Gingembre, la volonté de vivre, peu importe les chaînes.


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