En Août 2024, j’eus la chance de visiter l’Indonésie pour la première fois. Ce qui suit est une collection de pensées éparses, notées sur place, rassemblées et tapées après mon retour de Java, Bali et Sumba. (long read).
Episode 1 : premier contact
La première chose qui frappe le touriste institutionnel marocain à Bali est l’extrême vivacité de l’activité économique. Cette île de 4,3 millions d’habitants (soit une grosse Casablanca) s’étend sur un territoire touffu qui couvrirait chez nous, d’un seul tenant, la zone allant de Kenitra à Bouznika, avec une profondeur de 80 km. Sur ce morceau de territoire émergé sur les près de 17 000 que compte l’Indonésie (à marée haute, dit-on…), il y sans doute plus de commerce de bouche, de glisse, de sociabilité et de fête que dans l’ensemble de notre pays. Cette densité est cependant paradoxale, car le regard oscille en permanence entre les vertiges de panorama grandioses et l’encombrement de passage digne d’une médina tropicale.

Il suffit de s’assoir en bord de mer, à la plage ou sur une falaise pour que le regard se jette dans un tableau d’océan, d’horizon et de jungle, où il s’en va galoper sans obstacle jusqu’à s’épuiser de ravissement. Et il suffit de vouloir traverser une portion de l’île pour s’enfoncer dans un encombrement permanent, d’une circulation en cauchemar inversé, les Indonésiens pratiquant – fait surprenant- la conduite à gauche. « Macete, Macete », disent-ils.Il faut imaginer que chaque mètre carré d’espace exploité par l’homme semble avoir été arraché, de haute lutte comme on dit, machette à la main, à la jungle verte. Le « domaine public de l’Etat », comme on appelle les routes, les places et les trottoirs, est le plus souvent réduit à l’essentiel : passer. Non pas circuler, je veux bien dire : on se contente de passer. L’on peut bien parcourir 20 km en une heure, car la plupart des routes sont à peine suffisante pour se croiser, et ne laisse le plus souvent aucun espace ni pour marcher, ni pour se garer. Les 5 millions de touristes annuels se déplacent donc comme les 5 millions de Balinais : dans un gigantesque embouteillage quasi permanent, que l’on appelle ici – ironie de la consonance- « Macete, Macete », qu’on prononce un peu comme une machette, machette, en tchipant le milieu.
A Bali, je ne crois pas qu’il existe de transport en commun. Nulle part, je n’ai vu de bus (autre que pour touristes à, et le relief ne se prête nullement au rail, quoiqu’il soit, parait-il à l’étude. La majeure partie du matériel roulant se compose des scooters et de ces voitures alliage de monospace et de SUV. On croise également des camions citernes car de nombreux établissements ne sont pas raccordés à l’eau courante. Et surtout, on panique à chaque croisement car la conduite à gauche devrait donner, logiquement la priorité à gauche, mais il semblerait que les règles de circulation soient soumises à d’autres conventions sociales, faites d’agressivité et de politesse, de patience et de témérité. Les premiers jours, conduire un scooter est une aventure spirituelle où l’on se concentre sur tout ce qui nous entoure sauf sur l’air dans les narines (au risque de s’empaffer une Toyota), tout en se répétant un mantra important : « Reste à gauche. Mec. A gauche. Roule à gauche. Mec. A gauche ».
Dans cette Ibiza ultra-marine des surfeurs australiens, où est la police ? Ont-ils des Moqaddem ? Comment s’appelle le représentant du Makhzen indonésien sur l’île ? Ont-ils des élus et des nommés ? Quels épices donnent cette saveur unique Nasi Goreng ? Nous verrons dans la suite les réponses à ces importantes questions, mais à ce stade, contentons-nous de dire ceci : en 3 semaines en Indonésie dont une dizaine de jours à Bali, j’ai vu beaucoup, mais alors beaucoup d’affichage électoral pour candidats et élus locaux, et si peu, mais alors si peu de présence visible de l’Etat et quasiment jamais d’uniformes. (Au même moment à Jakarta, des manifestations violentes éclataient en quasi-émeutes au sujet d’un changement de loi électoral permettant au fils de l’ancien président de se présenter à une élection).
Mais avant de creuser cette veine, je dois rapporter un fait capital sur la population des touristes de l’île de Bali.
A Uluwatu, mon regard s’est posé, dès le premier matin, sur un tableau que je garde imprimé dans le fond de mon œil. Deux hommes jeunes et long comme des félins, musculature fine et puissante, portant de courtes planches pointues, marchant pieds nus vers la plage, les peaux dorées et tatoués, les cheveux glorieusement ébouriffés par quelque nuit sauvage, semblant déjà glisser à la surface d’un monde qui brûle derrière eux, ignorants avec superbe de toutes les gravités. Je suis sûr qu’ils ont un wallet crypto.
Je crois qu’il existe désormais une sainte trinité, différenciée selon le genre, parmi la jeunesse mondialisée qui fréquente Bali. Chez les jeunes hommes, je l’identifierai comme : « Surf, Dj, Crypto ». Chez les jeunes femmes, ce serait « Surf, Yoga, Digital marketing. » A Bali se retrouve une population âgée de 18 à 60 ans qui fait le choix de rester jeune, c’est dire d’avoir, peu importe le nombre d’années, l’air d’en avoir entre 25 et 35. Ces surfeurs que l’Océan affute et que le Soleil basane ont des sourires sérénité idiote que je leur envie. Ils sont bien dans le corps et bien dans leur tête, et moi j’ai un peu mal au dos et je compare, sous-pèse et juge en permanence tout ce que je vois en pensant au pays. Il s’agit là, bien entendu, de clichés que je vous rapporte de mes vacances. Ce sont des archétypes qui ne prétendent pas encapsuler toute la richesse et la diversité des profils et des réalités sociologiques de ces beaux jeunes gens, mais simplement capturer quelques traits caractéristiques de cette bande d’enfoirés, dont quelques-uns sont vraiment sympas, finalement.
C’est la première fois, que je constate, à cette échelle et densité, une telle synthèse d’activités sportives, de bien-être et de fête. Je m’en suis ouvert à Issam, surfeur de Taghazout, pendant une de cette fête en plein air, à 400 personnes, suggérant que nous devrions avoir la même chose chez nous. Il rit. « La moitié aurait perdu son portable, l’autre moitié aurait une main au cul ». Effectivement, jamais je ne vis d’incidents sérieux ou de comportements suspects ou d’incivilités flagrantes (sauf routières). Cela est d’autant plus frappant qu’il semble y avoir, de façon visible, si peu de personnels dédiés à la sécurité. J’apprendrai plus tard que Bali est fortement surveillée, mais que l’essentiel des policiers travaille en civil. Par ailleurs, les relations entre la population locale et les touristes paraissent très pacifiés. Malgré les écarts de niveaux de vie tout à fait comparable entre un Balinais et un Australien d’une part, et d’un Marocain et un voisin européen de l’autre, les relations commerciales paraissent autrement plus apaisées que lors du parcours touristique d’un Européen à Marrakech. Pour un portefeuille marocain, le mien en l’occurrence, aucune dépense ne parait excessive ou inattendue. On se loge très bien dès 30 dollars par nuit en dehors de Bali, et dès 80 dans les spots les plus touristiques (à condition de réserver un peu tôt). Un scooter puissant se loue 100 dirhams par jour. Dîner à deux dans un bel endroit dépasse rarement les 300 dh, et l’on peut tout aussi bien se nourrir de Bintang et de Nasi Goreng, marcher pieds nus et surfer la vague, vivre plus chichement et s’oublier deux mois. C’est le cas de Sami, autre compatriote surfeur croisés dans la file d’attente d’un restaurant, équivalent local du Deux Palais de Rabat (version poisson). Il est venu pour 3 semaines, il entamait son deuxième mois à notre rencontre, en précisant « je ne crois pas que j’irai de nouveau en Europe. Regarde-moi ça. » Par le regard et sans geste, il me désignait cette expérience commune de l’Indonésie, où tant de gens vivent comme il leur plait, sans animosité, jugement ou contrainte et à prix modique. Comme je ne pouvais m’en empêcher, j’ai remarqué un peu sournoisement je l’avoue, un peu comme un indic qui prêche le faux pour avoir le vrai (si tu me lis Sami, je te demande pardon), que finalement, nous avions la même chose à la maison. N’avons-nous pas de belles plages, des belles vagues et des belles femmes, de la bonne nourriture ? La Spéciale n’est-elle pas meilleure que la Bintang, pour le même prix ? Il sourit tristement. « Mais il manque le plus important… La liberté. Il faut aller tellement loin pour juste vivre normal. »

Episode 2 : un peu d’Histoire
Quatrième pays le plus peuplé, premier parmi les musulmans. Avec ses 280 millions d’habitants, ses 6 religions reconnues, ses 700 dialectes répartis sur 17 000 îles, l’Indonésie défie autant les habituelles représentations westphaliennes de l’Etat que les fantasmes des tenants de la Oumma dominante. L’Indonésie en est presque une anti-thèse, qui renvoie l’idée de l’Etat-Nation européen à une curieuse série historique de cas particuliers. L’idée qu’une autorité centrale assujettisse une population nombreuse, homogène d’ethnie, de religion et de langue, sur un territoire qu’elle maitrise et valorise parfaitement ressemble, à cette aune, à un fantasme humide, grandiose et cependant mesquin, d’idéologue prussien du XIXème siècle. L’idée la majorité musulmane du pays (85%) puisse imposer ses lois et ses coutumes à des minorités bouddhistes, hindouistes, chrétiennes et confucéenne est pareillement un fantasme du même calibre. On pourrait penser que le quatrième pays le plus peuplé du monde est une exception, mais ses exceptions sont-elles rares ? N’y-a-t-il finalement pas plus de pays aux ethnies, langues et religions diverses que de pays dits « homogènes » ?
Toute la richesse et la diversité de l’expérience humaine répartie sur un archipel dont on peine encore à compter les îles, toutes ces langues et dialectes, tout cela, devrait venir se ranger en rang d’oignons et au pas de l’oie derrière une idée de la Nation, de Dieu, de la Langue, pour… quoi déjà ? En Europe, l’idée a d’évidents fondements matériels et géopolitiques. L’Europe, c’est un peu la diversité de l’Indonésie mais sans discontinuité territoriale. Des armées, de Rome au Troisième Reich ont parcouru le continent de long en large, pour conquérir, subjuguer et administrer pour quelques années ou quelques siècles des peuples innombrables. A coup de batailles et de traités, les entités politiques européennes, royaumes, principautés et grands duchés se sont échangé les peuples jusqu’à ce que ceux-ci, inspirés par des poètes et excités par des chefs, se décident à se gouverner uniquement par qui, pensent-ils, leur ressemblent. C’est ainsi que des 160 entités politiques qui désignaient jusqu’à la fin du XIXème siècle les territoires peuplés d’Allemands naquit l’Allemagne. N’eut été un caprice de Napoléon III, la Savoie serait encore piémontaise, et l’Italie, sans doute encore une « expression géographique ». Tout cela fait une culture politique, impensée ou non, et tout cela vole en éclat devant le cas indonésien, mais aussi indien, chinois et finalement… américain aussi.
Comment, pourquoi l’Indonésie si diverse s’est-elle unifiée sous un seul drapeau, au demeurant si épuré ? Pour les besoins du commerce (d’épices, notamment), les Néerlandais ont occupé les îles indiennes, qui littéralement et en grec ancien s’appellent « Indos Nesos » et donc l’Indonésie, pendant près de 350 ans. Malgré les siècles, les Néerlandais, dont la langue reflète toute la délicatesse du commerce coloniale, ne parvinrent jamais à utiliser correctement ces épices qu’ils allaient chercher si loin, tant et si bien qu’ils persistent aujourd’hui à manger des croquettes et des saucisses. Ils réussirent cependant à susciter un solide ressentiment au sein de la population, comme à Aceh, à la pointe nord de Sumatra. Ce sultanat islamique voisin de la Malaisie résista farouchement aux expéditions hollandaises, conserva longtemps son indépendance et en paya sans doute le plus lourd tribut. Il fut le dernier à succomber, en 1904. Il en resta des séquelles profondes chez les Acehnais, un sentiment national puissant ainsi qu’un rigorisme dont les effets étaient appelés à se manifester encore.
Il y eut également un bref interlude anglais en Indonésie. Durant l’épopée napoléonienne, les Hollandais, eux-mêmes conquis par les Français, ne pouvaient plus trop la ramener en Indonésie. Les Anglais, brillants stratèges et piètres cuisiniers, en profitèrent pour occuper les hanout hollandais pendant 5 ans. Pendant la seconde guerre mondiale, vinrent alors les Japonais, pour lesquels les deux faits suivants sont notoirement établis : 1. Les Japonais cuisinent très bien sans épices. 2. Il vaut mieux éviter d’être occupé par les Japonais, notamment durant la seconde guerre mondiale.
Tous y laissèrent, donc, de si bonnes impressions qu’ils permirent l’émergence d’un sentiment collectif de rejet, dont le principe est inscrit à la première phrase de la constitution indonésienne de 1945 : « L’indépendance étant le droit naturel de chaque nation, il faut abolir le colonialisme, qui est en ce monde contraire aux principes d’humanité et de justice. »
L’historien David Van Reybrouck raconte que, apprenant la capitulation du Japon qui était alors la puissance occupant l’Indonésie, des jeunes indonésiens, des « adolescents » séquestrèrent Sokarno pour l’obliger à proclamer l’Indépendance dans les meilleurs délais. Après deux jours d’atermoiements, il accepta. Devant le perron de sa maison, accompagné de Mohamad Hatta (son futur vice-président) et devant un drapeau cousu par sa femme (ce qui en explique la simplicité ?), il prononça la déclaration d’indépendance de l’Indonésie en littéralement, un tweet verbal :
« Nous, le peuple indonésien, déclarons par la présente l’indépendance de l’Indonésie. Les questions concernant le transfert du pouvoir, etc., seront traités de manière consciencieuse et aussi vite que possible.
Quarante-huit heure après la capitulation du Japon, l’Indonésie devint le premier pays à proclamer son indépendance, rejetant dans un même mouvement et le Japon et les Pays-bas, mais aussi le monde capitaliste (le premier monde) et le monde communiste (le deuxième). Cette déclaration d’indépendance est donc aussi l’acte de naissance du « Tiers monde », dans un sens qui n’est pas encore misérabiliste. Il signifie alors, et simplement, que ces pays-là sont des « Non-alignés ». La conférence de Bandung, auquel participa un certain Mehdi Ben Barka pour le Maroc, a lieu dans 10 ans plus tard.
Si la défaite militaire du Japon ne lui permit pas d’y répondre, les Hollandais envoyèrent une armée et une guerre de quatre ans et demi s’en suivit. Ce conflit sanglant et vain déboucha évidemment sur la consolidation de l’Indépendance indonésienne. (Je dis « évidemment », alors que ça ne l’est jamais sur le moment…) Les Hollandais exigèrent alors le paiement de « réparations » de la part de l’Indonésie. Je demande ici votre attention, car ce qui va suivre est assez confondant : les Pays-Bas exigèrent que l’Indonésie paye les dettes contractées par la Hollande pour sa propre colonisation, y compris pour la guerre qu’elle a mené en réprimant le mouvement national. Pour cela, les Hollandais exigèrent, le « visage rouge » comme on dit chez nous, 6,3 milliards de florins, soit une vingtaine de milliards de dollars d’aujourd’hui. Il parait que la pression des Etats-Unis et des Nations-Unis (organisation alors toute fraîche), ramena les Hollandais à revoir leurs prétentions. Finalement, l’accord de la Haye par lequel ils reconnurent l’indépendance indonésienne inclut une clause de réparation de 4,3 milliards de florins. L’Indonésie cessa de payer en 1956.
Comme dans tant d’États modernes accouchés par la violence coloniale, l’Etat indonésien fut à son tour violent avec les siens. En 1965, les tensions entre l’Etat et le parti communiste indonésien déboucha sur une tentative de coup d’état dont la réalité et les responsabilités demeurent à ce jour controversées. Il en résulta une campagne de massacre de masse orchestrée par un général, Suharto, contre les communistes et leurs soutiens, débordant sur la minorité chinoise régulièrement prise comme bouc émissaire. Entre 500 000 et un million de personnes furent assassinées, en inaugurant trois décennies de dictature militaire. 10 ans plus tard, c’est au Timor oriental que la guerre éclate et que les massacres commencent. En 1989, la province d’Aceh, riche en ressources naturelles et préservant une mémoire blessée de résistance sur fond de piété rigoriste, se soulève. La guerre y durera 15 ans. A la fin des années 1990, la crise financière asiatique et le mécontentement contre Suharto, général-président depuis près de 35 ans, déclenche les émeutes de Jakarta. Suharto est renversé, le Timor devient indépendant, l’Indonésie entre dans une phase plus apaisée. En 2005, Aceh obtient un statut d’autonomie très avancée, qui lui permet d’appliquer sa version de la « Charia ». Depuis le début des années 2000, les courbes de la croissance et les indicateurs de développement décollent. En 2002, une réforme constitutionnelle est adoptée et la régionalisation s’accélère. Chacune des 38 provinces (équivalent de nos régions) élit à sa tête, par le suffrage universel direct, un gouverneur disposant d’une administration provinciale importante et d’une large autonomie sur les affaires locales, avec de stupéfiantes diversités de situations. Ainsi, la région spéciale de Yogyakarta est dirigée par un Sultan-gouverneur, qui reçut de la République le privilège héréditaire de gouverner en raison de son appui précoce au mouvement national. Le Kraton, c’est-à-dire le palais du Sultan musulman, est donc encore le siège du pouvoir à « Jogja », qui se vante d’avoir, avec Borobodur, le plus grand temple bouddhiste au monde. Quel vertige.
Cette mosaïque de régime spéciaux, d’autonomie local, de diversité linguistique et religieuse ne laisse de me surprendre, tant la capacité à massacrer y cohabite avec celle à faire des compromis. Quelque chose m’évoque ici un « macro-Liban », où les communautés seraient chacune sur son île. La majorité est, certes, musulmane, mais elle n’est pas majoritaire partout, et il ne me semble pas que le facteur religieux soit un carburant de conflictualité par lui-même, mais comme souvent, une ressource symbolique mobilisée pour cimenter un rapport de force, un ressort à antagonisme dont les composantes sont en réalités multiples et notamment matérielles. Après cette docte phrase, je me dois de rappeler que tout cela n’est que pure spéculation, car je ne connais fichtre rien, au fond, à l’histoire indonésienne. Je sais simplement que Sokarno, le « père de l’Indépendance », s’est très tôt prononcé pour une neutralité religieuse de l’Etat, et que cette sagesse est inscrite dans leur constitution, dont le style lapidaire qui a déjà caractérisé les répliques sokarniennes dans les moments historiques. Je cite sans résumer :
« Article 29 : 1. L’Etat est fondé sur la foi en un Dieu un et unique. 2. L’Etat garantit à chacun la liberté de choisir sa propre religion et d’en exercer les devoirs selon ses dogmes et ses croyances. »
Ainsi, lorsqu’ils prennent leurs fonctions respectives, le président et le vice-président sont tenus de prêter serment « selon les exigences de leurs religions respectives ou font une promesse solennelle devant le Majelis ou la Chambre des représentants ». N’est-il pas saisissant que la Constitution indonésienne prévoit que le Chef de l’Etat soit de n’importe quelle religion, voire se contente d’une promesse ? Cela signifie-t-il qu’il se serait libre de ne croire en rien ? Lors d’un vol interne avec une compagnie locale, je suis tombé sur une « invocation card », où sont proposés tel un menu spirituel, des prières de voyage pour les musulmans, les chrétiens, les catholiques, les hindouistes, les bouddhistes et les confucianistes. Étonnante, sage Indonésie.

Episode 3 : Ficus émouvant
Au lieu du cèdre qui symbolise le Liban, je mettrai un grand ficus comme j’en ai vu beaucoup. Il existe à peu près autant de variété de ficus qu’il y a de langues et de dialectes en Indonésie. Un grand et vieux ficus, enveloppé de ses innombrables et fines lianes qui sont, en réalité, autant de racines capturant l’humidité. Les lianes du ficus pendent tout autour de lui, comme un paradoxe : cet arbre a besoin de racines dans les aires car le sol est ici souvent calcaire, l’eau y coule et s’échappe. Qu’ils soient à grandes ou petites feuilles, le ficus recherche partout l’eau qui est présente partout et s’échappe de lui. Le sol en reçoit tant et en garde si peu, et malgré ses racines qui tourmentent et soulèvent la chaussée, le ficus a soif et de ces branches tombent de nouvelles racines, pilosités discrètes, puis chevelure éparse, puis épaisse. En touchant le sol, les lianes se fichent dedans et rejoignent leurs sœurs souterraines. Alors elles s’épaississent. Certaines épousent le tronc et se confondent avec lui, d’autres tombées plus loin, fondent leur propre appui au sol si la providence leur épargne la machette. Alors elles font un nouveau tronc qui au lieu de monter du sol, tombent vers lui. Et sur ce ficus immense, d’autres espèces végétales et animales viennent habiter et se mélanger, à la façon d’une métropole cosmopolite. Des lichens et des fougères s’installent en famille, dos au soleil, car ils préfèrent l’habitation humide et ombragée. De sympathiques petites fleurs mauves vont habiter sur le côté solaire, parce qu’il y fait plus sec et que pour bien faner, il faut d’abord bien bronzer. Je n’ai pas vu les animaux dessus, car ils étaient occupés. Les singes rackettaient des Australiennes : pour un Iphone, la rançon est de 3 bananes. Non négociable. Les chauves-souris habitent les combles du ficus, et sont notoirement connus pour leurs mœurs dissolues. On les croise plutôt à la tombée du jour, en vol erratique, et elles vous passent au-dessus de la tête comme un touriste bourré en scooter vous passent à côté. Elles ne se lèvent jamais avant le coucher du soleil et portent, parait-ils, beaucoup de maladies. Mais il y aussi l’armada des fourmis tisserandes, ouvrières du BTP transportant à la queue-le-le des éclats de feuilles verte pour quelques projets d’utilité publique fourmilier. Les cousins termites se tiennent à carreau et spéculent sur la santé de l’hôte. Pour peu qu’il se sente malade, et les voilà qui le grignote par les racines. Les scarabées rhinocéros eux, sont dans l’ascension sociale. Ils n’oublieront jamais toute ce qu’ils ont dû bouffer, quand ils étaient de petites larves, au ras du sol. Devenu nymphe, le scarabée veut goûter à autre chose et se met à grimper. Adulte, il se nourrira de sève et de fruit. Comme quoi, le travail paie. Le gecko travaille aussi, mais c’est un plutôt en free-lance. Il reste longtemps immobile, on a l’impression qu’il glande. Erreur. Il prospecte. Accroché de la plus acrobatique des façon, il observe le marché et lorsqu’il identifie une opportunité, il s’élance si vite que le regard a du mal à le suivre. Adieu le moucheron. Les papillons s’en fichent, ils ne font que passer pour la journée. Ils virevoltent en legging colorés, insouciants puisque demain n’existe pas. Et au pied du vieux ficus, des mains anonymes posèrent un autel, et sur cet autel, des petits paniers d’osiers contenant des fleurs, de l’encens, des cigarettes et quelques biscuits. Ici, on rend hommage à la nature, aux ancêtres et aux esprits, priant de vivre, tout le monde et chacun, en harmonie.
Si vous voulez voir à quoi ressemble les ficus de Bali, il suffit d’aller voir leurs lointains cousins, les ficus du Jardin d’essai botanique de Rabat. Ils ont été importés d’Asie par les Français dès le début du Protectorat. En réalité, vous les trouverez un peu partout au Maroc, tant ils sont le signe de l’urbanisme français. A Rabat, sur l’avenue de la Victoire, en rang serré pour saluer le passage du Sultan, le long de l’avenue Mohammed V face à l’État-major, les troncs peints en blanc pour s’assortir aux guêtres des plantons, dans les ruelles de Hassan, pour réguler l’humidité du quartier où vécut le premier Résident général. Mais nulle part vous n’en trouverez d’aussi tranquillement vieillis qu’au jardin d’essai botanique, car pour tous les autres… « Macete, Macete ».

Episode 4 : parlons business.
Le succès touristique de Bali me parait reposer sur les éléments suivants :
- La beauté des lieux, n’est ce pas. Cela est une donnée naturelle, une dotation de la providence que les institutions et les hommes peuvent choisir de collectivement préserver ou ignorer, c’est-à-dire négliger et en définitive, détruire. Bali offre de ce point de vue un visage paradoxal. Les plages et les espaces communs y sont plus propres, à mon regard myope et étranger, que n’importe quelle plage publique marocaine ou ruelle qui n’est pas une artère à cortège. La gestion des déchets est d’ailleurs surprenante de discrétion car malgré l’étroitesse et la densité des rues, on ne voit jamais, nulle part, les monceaux que l’on croise chez nous. Ils existent sans aucun doute, mais cette poussière sous le tapis est plutôt bien cachée. Il n’en reste pas moins que les chantiers, très nombreux sur l’île, font craindre que le béton ne finisse par altérer jusqu’à l’extinction le charme naturel de l’île. Reste la dramatique pollution par les (micro)plastiques. Rejeté par les marées, ils poursuivent le touriste comme une mauvaise conscience, lui rappelant jusqu’à la plage la plus reculée les dégradations que son espèce inflige au monde et qu’il tente en vain de fuir.
- Le foncier.
Pour un portefeuille d’investisseur marocain, l’accès au foncier à Bali demeure, de très loin, meilleur marché que dans n’importe quelle zone à vocation touristique au Maroc, avec cependant une différence de taille. La propriété de plein droit est interdite aux étrangers en Indonésie. L’étranger peut acquérir un bail pour une durée de 10, 20 ou 30 ans, renouvelable. Le loyer est déterminé soit par annuité, soit pour la durée du bail, si ce dernier est très long. Ainsi, une maisonnette de 100 m2 construite sur un terrain de 150m2 dans la proche banlieue d’un village sympa se négocie autour de 2000 USD par an, pour une durée de 10 ans. Il est sans doute possible de l’obtenir à 25 000 USD pour 30 ans, payable en une fois. Pour une concession sur cette durée à Canggu, sorte de Cancun des Australiens, donc l’équivalent du Marrakech de Bali ( Jogjakarta = Fès, Uluwatu = Taghazout, Jakarta = Casa), il faut compter 250 USD le mètre carré à l’intérieur des terres et à peu près le double pour une vue sur mer. Pour un local front mer destiné à un « Warung » (restaurant), il faut compter jusqu’au 100 USD le mètre par an, ce qui est le tarif le plus élevé que l’on m’est communiqué durant ma très sérieuse enquête immobilière estivale. Mais il faut rappeler ceci : contrairement à de nombreux spots balnéaires au Maroc, à Bali, il y a peu de saisonnalité. Même durant la saison des pluies, le tourisme ne baisse pas aussi drastiquement que durant la saison basse, disons, en méditerranée. Cela augmente d’autant plus l’écart de coût de l’accès au foncier dans un pays où le revenu par tête est environ 30% supérieur au nôtre. La structure de la propriété, son coût et les conditions d’accès au foncier me semble justifier le foisonnement des petits hôtels, maison d’hôtes, commerces de bouche, de sociabilité et de proximité, souvent initiés par des étrangers. Un Occidental peut bien larguer son job dans l’audit et se réinventer une vie au soleil pour le prix de 10 m² à Paris, ou 50 à Casa. Un peu comme à en Italie ou en Grèce, l’on prend plaisir à parcourir ces rues où se succèdent lieux modestes et prétentieux, branchés ou typés, à rebours complets de la juxtaposition des paquebots touristiques à large empreinte foncière, blocs de bétons design pourvus de golf à 18 trous et de plages privés. Il en faut, parait-il, et Bali en a d’ailleurs d’impressionnants. Mais ce n’est jamais la douzaine d’enseignes de grand luxe qui font, à mon sens, la prospérité d’une zone grande comme trois provinces marocaines. Ces hôtels me renvoient davantage aux différences de consommation entre touristes des vieux pays industrialisés et des pays et classes sociales nouvellement enrichies. Pour les premiers, la recherche de la nature et de l’authenticité, flirtant parfois avec la tentation du folklore, domine les goûts. Pour les seconds, les vacances réussies signifient davantage un luxueux all-inclusive en bords de mer, malls et marques de luxe à proximité.
De ce point de vue, il y a une espèce de continuum entre ces deux extrêmes et toute la réussite d’une station balnéaire au design intelligent, et de marier toutes ces populations en leur faisant faire, en réalité, chambre à part.
Episode 5 : Deux archétypes de tourisme
D’un côté, je mettrai une île grecque que j’eus la chance de voir deux fois. Antiparos compte, à l’année, moins de 5000 habitants. Sur cette île, on circule principalement en scooter, et il ne s’y trouve aucune trace de grande enseigne d’hôtellerie. C’est un village composé de maisonnettes sympathiques, chambres d’hôtes nombreuses et tavernes de bords de mer où quasiment toutes les chaises sont identiques (j’ai remarqué ce fait étrange, et j’y reviendrai). La grammaire architecturale et la « charte graphique » sont d’une simplicité lumineuse : vous pouvez peindre votre maison de la couleur qu’il vous plaira, à condition que ce soit le blanc. Les portes et les fenêtres sont d’une couleur pastel, généralement un vert sauge ou un bleu océan. Des gerbes de bougainvilliers cascadent aux coins des rues pavées, et l’on y marche en sachant que nous sommes, à ce moment précis, en train de manufacturer le souvenir d’un jour heureux.
Cette multiplicité de petits commerces, généralement tenus par leurs propriétaires-opérateurs donnent l’illusion de passer ses vacances dans un village bienveillant, sans égard pour les sophistications factices ou prétentieuses, et où il fait bon vivre.
Chaque année, Antiparos attire davantage de touristes, ce qui conforte mon intuition commerciale et me navre. Cette année, une célèbre influenceuse italienne s’y est rendue, et je crains que ce ne soit la fin.
Un détail qui a son importance au sujet des chaises identiques. Les « Karekla tavernas », littéralement « chaises de taverne » sont un produit artisanal, de bois et de paille, que les artisans grecs fabriquent à l’identique depuis des décennies. Elles sont solides, peu onéreuses et j’en ai connu des plus confortables, mais elles sont partout. Le cachet des îles grecques provient, je crois, de cette tendance à discrètement harmoniser les styles et des matériaux. Il n’y pas de couleurs criardes, de parasols rouge coca-cola, de chaises en plastiques. Les matériaux privilégiés sont le bois et la paille pour l’ameublement et la décoration.
Même l’affichage des commerces est réduit au strict nécessaire, en complet rejet du tapage publicitaire. Sous l’impulsion de César Manrique, Lanzarote (dans les îles canaries) est allée un cran plus loin : les panneaux publicitaires sont interdits sur l’île. L’architecte, célèbre pour son talent et son engagement pour la préservation de la nature, y a privilégie l’usage des matériaux locaux, notamment de la roche volcanique, pour concevoir un styler qui est devenu la marque de fabrique de cette belle île. L’uniformité étrange des chaises d’Antiparos est, finalement, le marqueur le plus flagrant et néanmoins discret, de cette politique. Le respect d’une grammaire simple et vernaculaire est probablement la meilleure condition pour l’émergence ou la préservation d’une couleur locale, durable pour la société et l’environnement.
Voyons maintenant l’autre extrême.
Bienvenue à l’aéroport d’Hurghada, que les locaux appellent Ghardaqa et qui mène à ce que le reste du monde connait sous le nom de Charm-el-Cheikh. Un minivan dépêché par votre hôtel vous y attendra à l’arrivée, pour un trajet compris entre 30 min et une heure. Votre hôtel est évidemment all-inclusive, car il n’y a rien d’autre à la ronde à portée de main, sinon d’autres hôtels all-inclusive. Sur le trajet, vous passerez au moins un checkpoint de l’armée, parce que vous êtes dans une zone très sûr. A l’entrée de votre superbe hôtel construit avec des fonds saoudiens ou émiratis, il y aura des policiers en civils, à moins que ce ne soit des touristes armés, qui vous font passer un portique de sécurité, car vous y êtes : en sécurité.
Vous pouvez maintenant profiter de la mer rouge et de ces coraux à couper le souffle (ce qui est opportun, car si des coraux vous inspiraient, vous expireriez). Le petit-déjeuner est servi jusqu’à 10h, et votre package vous autorise à boire du mauvais vin à volonté. Pour compléter le tableau, vous pouvez passer la soirée au centre touristique de Charm-El Sheikh, à condition de booker le transport. Vous pourrez alors acheter des artefacts folkloriques produits en Chine, ou un sac Gucci, avant de dîner au Buddha Bar, ambiance ukraino-beyroutine mutine garantie. Dans quel monde Vuitton.
Ces deux visions du tourisme sont les déclinaisons des choix de société des élites de ces pays, qui estiment faire avec les données et les contraintes du capital, du travail et de la culture locale (parfois armée et mécontente). Pourtant, investir dans un commerce à Bali est possible dès 50 000 USD. A Antiparos, plutôt 100 000 EUR. A Charm, comptez plusieurs millions, peu importe la devise.
A Bali, c’est une combinaison des deux, avec cependant une domination visiblement écrasante du capital étranger, dont les opérateurs sont individuellement bien moins richement dotés qu’un milliardaire moyen-oriental.
La promotion touristique au Maroc semble être tourmentée entre ces deux extrêmes. On ressent l’intérêt de nos politiques pour les modèles de villages de surf à écosystème sympa, à échelle humaine, même s’ils optent, réflexe franco-makhzénien, pour une planification type IVème République française : « bungalows individuels dans la zone A, activités sportives dans la zone B, parking dans la zone C ». On ressent aussi leur attrait pour le cash moyen-oriental qui vous fait atterrir 100 millions USD sur un bord de mer magnifique, vous le bétonne à mort et vous crée 1000 emplois à faible revenus, un turn-over de 60% par an car personne ne veut y travailler, pour servir des jus d’orange tiède à 60 dirhams.
Les inégalités de notre pays font que la répartition du capital, couplés aux restrictions réglementaires et au statut du foncier, au financement bancaire mythologique, tout cela complique l’émergence d’une classe entrepreneuriale jeune et branchée, locale et mondialisée, en mesure de créer une expérience balnéaire joyeuse et agréable, tout en générant de l’emploi local à visage humain. Cette classe entrepreneuriale existe pourtant, et elle s’accouche dans la douleur, sur la côte entre Essaouira et Agadir.
Tout ce qui fait le charme de Sidi Kaouiki, Taghazout, Tamghart et d’Imsouane (avant qu’elle ne soit rasée), ce ne sont pas les resorts-paquebots, mais bien la myriade des petits chambres d’hôtes, maisonnettes et hôtels discrets, dont la capacité excède rarement 10 chambres. On y est accueillis par Hafida, une gouvernante hadga, qui y travaille parfois avec des membres de sa parentèle. Brahim est peut-être son mari, ou alors son frère. Il s’occupe des travaux d’extérieur, fait les courses et le bricolage. La maison est détenue par Yasmina et Amine, un couple de Casablancais prospères, tombés amoureux de la région et qui ont décidé de se lancer. Ils ont maintenant trois maisons. Ou alors par Nicolas et Sophie, qui ont compris qu’au lieu de deux bêtes studios à Paris, ils pouvaient s’offrir une maison de rêve en bord de mer, à 3h30 de Paris. C’est aussi l’histoire d’Issam, un gars de la médina qui a réussi à réunir 200 000 dh pour ouvrir son club de surf, qui cartonne parce qu’il fait de super videos sur Instagram. Évidemment, je caricature mais vous voyez l’idée ?
Ce choix de société consiste à préférer l’émergence de 10 000 entrepreneurs réalisant des chiffres allant de quelques milliers à quelques millions de dirhams par an, plutôt que 10 milliardaires réalisant chacun son milliard. Pourquoi ? Parce qu’il nous faut construire un tissu économique auquel il faut un maillage dense et une variété de motifs, reflétant les goûts, les caractères et les pouvoirs d’achats.
Parce que ce sont les multitudes de petites entreprises, les 95%, qui créent le plus d’emplois sur la durée, pas les mastodontes.
Parce qu’en définitive, c’est notre pays qui se construit sous nos yeux, et que nous le construisons pour y vivre, pas pour célébrer les statistiques des IDE.
C’est en réalité le seul argument qui devrait retenir notre attention. La vie est plus belle, plus saine, plus écologique et plus équitable dans un village que dans un mall. L’épisode récent de la destruction du bâti non réglementaire sur les côtes a été un crève-cœur dans certaines zones. Mais ce qui est encore plus inquiétant, est ce qui pourrait sortir, à leur place. Dans le domaine du tourisme comme dans tant d’autres domaines, le Maroc est à la croisée de ces chemins-là.
Episode 6 : revenons au business
Troisième facteur : le travail.
Est-il vrai que le travail coûte moins cher en Indonésie, par rapport au Maroc ? Il semblerait que ni l’Indonésie ni le Maroc ne figure dans les bases de données de l’OIT (ni de la WB, ni de l’OCDE), pour le calcul du coût du travail par unité de PIB produite, harmonisé en parité de pouvoir d’achat pour gommer les différences de niveaux de vie entre pays. Procédons alors de manière plus « artisanale », en nous intéressant au salaire minimum, en tant que minimum vital symbolique qui n’est pas sans rapport avec la productivité des travailleurs concernés. Au Maroc, aujourd’hui, il est de 3422 dirhams par mois. En dollars PPA (2020), cela nous donne environ 855 USD. En Indonésie, il est de 1143 USD (PPA 2020). Du point de vue du salaire minimale, l’Indonésie est de 25% plus chère que le Maroc. Ce qui est cohérent avec ce que nous dit, par ailleurs, l’OIT : la productivité moyenne des travailleurs indonésiens est également plus élevée, de l’ordre, de 15%.
Mais la vraie surprise est plutôt dans la « quantité » de travail sur laquelle repose l’économie indonésienne. Le taux d’emploi est de 64,7% là-bas, contre moins de 40% chez nous. Pour les femmes, la différence est encore plus grande : 53% contre 20%. La différence se poursuit pour le chômage, au sens commun de l’OIT : de l’ordre de 3 à 5% là-bas, autour de 13% chez nous.
Nous tenons donc un début d’explication pour ce facteur-là. Les Indonésiens ont, toute chose égale par ailleurs, plus de rameurs à la tâche, et leurs rameurs rament un peu mieux que les nôtres.
Quatrième facteur : Das Kapital.
Est-il plus productif car mieux investi ? La comparaison est plus compliquée. D’abord, le taux d’investissement ne diffère pas fondamentalement du nôtre. Sur les 20 dernières années, les deux fluctuent en voisinage, entre 20 et 30% du PIB. Allez plus loin est difficile. Les données les plus accessibles (Banque mondiale, OCDE) n’ont pas grand-chose sur le Maroc et l’Indonésie, mais on y trouve quelques faits marquants sur les marchés des capitaux dans les deux pays. Par exemple : le crédit intérieur fourni au secteur privé est largement plus important au Maroc (87%) qu’en Indonésie (36%). Cela pourrait laisser penser que l’accès au financement est plus « facile » chez nous que chez eux, mais ce serait aller trop vite. Les « stocks traded » (soit les actions échangées) rapportés au PIB sont marginales chez nous (autour de 2%), contre près de 15% en Indonésie. Les banques indonésiennes sont donc moins incontournables dans l’accès au financement, on parle d’une plus grande « désintermédiation ». Cette donnée invite s’intéresser à la politique monétaire. Le gouverneur de la Banque centrale indonésienne se prend-il pour un Allemand orthodoxe ou pour un Italien des années 1960 ? Je veux dire par là : son attention est-elle focalisée sur la lutte contre l’inflation ou sur un mandat plus large, par exemple, favoriser l’investissement et l’emploi, quitte à ce que les gens se retrouvent avec des billets de 100 000 roupies et des paniers de courses à 2 millions ?
Un vieux rapport de l’OCDE apporte un début de réponse. Jusqu’à récemment, la Banque centrale n’était pas indépendante du gouvernement et son ciblage de l’inflation n’était pas aussi prioritaire. Les taux d’inflation et d’intérêt étaient significativement plus élevée et plus fluctuant que chez nous, révélant une approche plus aventureuse, plus tolérante à la volatilité. Chez nous, la cause est entendue et la priorité est donnée à la lutte contre l’inflation. Il en résulte un taux d’intérêt réel de plus de 7% chez eux contre environ 1% chez nous.
Cette différence est frappante, car elle implique le corolaire suivant : si le taux d’investissement est aussi élevé en Indonésie qu’au Maroc, alors que le coût de l’investissement est beaucoup plus élevé, cela ne signifie-t-il pas que l’investissement est significativement plus productif en Indonésie qu’au Maroc ?
Le taux d’intérêt réel est ici un indicateur indirect du rendement du capital investi, puisqu’il faut que celui-ci dépasse bien les 7% pour être profitable. Chez nous, la barre est à 1% et l’investissement privé patine… Comme dirait Fox Mulder : la vérité est ailleurs.
Depuis leurs indépendances respectives, le Maroc était en moyenne et par tête, deux à trois fois plus riche que l’Indonésie. Aujourd’hui, l’Indonésie est, selon le même indicateur, 30% plus riche par tête.
En vous racontant tout cela, je ne prétends vous livrer l’explication ultime, simplement une collection d’impressions raisonnées sur un pays dépaysant, et comme on ne dit pas en français « humbling ». Ce voyage a été l’occasion d’un point de vue inédit, sur tout un système d’arrangements institutionnels et privé, de croyances et de coutumes, d’histoire et de géographie profondément différents des nôtres, et qui nous invite à réfléchir différemment.
L’Histoire indonésienne est à bien des égards plus tourmentée et tragique que la nôtre. La trajectoire de développement de ce pays est aussi plus aventureuse, plus volatile et en définitive, plus rapide que la nôtre. Mais est-ce fondamentalement une bonne chose d’avoir un PIB par tête de 30% supérieur ? Certainement pas, car bien d’autres dimensions du bien-être social ne sont pas prises en compte par cet indicateur, et sont pourtant bien plus déterminantes pour qui s’intéresse à autre chose qu’à la richesse exprimée en termes monétaires.
La comparaison avec l’Indonésie ne m’a pas laissé pas un goût amer, car elle souligne aussi les réussites de notre pays dans d’autres domaines, tels que les infrastructures ou la santé. En termes de santé maternelle par exemple, où la mortalité maternelle a totalement chuté, et où les soins prénataux ont sauvé des dizaines de milliers de mères et d’enfants. Sur ces terrains-là, le Maroc progresse beaucoup et l’Indonésie est à la peine.
Episode final : retour au pays.
Je suis quand même revenu au Maroc avec une sorte d’inquiétude.
Parce que nous faisons figure de bons élèves dans une région tourmentée, nos succès sont magnifiés par les échecs de nos voisins. Le Maroc a effectivement fait un pas de géant, mais on dirait parfois qu’il ne l’a fait que d’un seul pied. L’autre est resté dans les années 1990. Il en résulte un grand écart où pas mal de choses restent en suspens. Image intéressante que celle d’un dualisme qui semble s’étirer à l’infini : la digitalisation qui accélère les process ; et la validation humaine qui les ralentit. Les grands projets à milliards qui tombent comme une manne ; et la pénible éclosion des écosystèmes de classe moyenne.
Eblouis par tout ce qui brille, nous perdons en raison ce que nous étalons en superlatifs, et nous nous félicitons de parures hors de prix, arborées sur un modeste tissu de toile éparse.
Or, nous entrons dans une phase d’accélération de l’histoire.
Plus que des années ordinaires, les six qui nous séparent de la coupe du monde vont contribuer à façonner le visage du Maroc, c’est-à-dire son urbanisme, ses infrastructures, son tourisme, jusqu’à son économie politique pour au moins une génération. L’habituelle tendance à concevoir le développement par son prisme le plus quantitatif et clinquant risque de s’accentuer dans la perspective de l’événement planétaire que nous nous préparons à recevoir.
Que ce soit pour l’agriculture, l’industrie manufacturière ou le tourisme, nous ne devons en aucun reproduire les outrances du développement du XXème siècle pour ensuite tenter de les corriger.
Notre souveraineté alimentaire ne peut pas s’appuyer sur des monocultures intensives au coût social exorbitant, justifiés par un excédent commercial purement latifundiaire.
Notre côte n’a pas à ressembler à la Costa del Sol pour être un succès.
Et notre société n’a pas vocation à devenir un merdier individualiste et anomique où l’on se jetterait bien dans l’océan dans l’espoir de devenir le prolétaire d’un autre.
Or, la lente consolidation de l’Etat de droit et l’extrême défiance que nous entretenons collectivement pour l’innovation ne laisse de place que lorsque celle-ci a déjà fait ses preuves ailleurs, traditionnellement en Occident. Amour du benchmark. L’innovation véritable, celle qui est vraiment inédite, car pensée par nos cerveaux locaux et destinée à répondre à nos défis locaux, elle, est regardée avec suspicion. Manque de confiance ?
Seulement voilà : l’importation des bonnes idées d’ailleurs n’est plus une bonne idée, et nous voilà face à l’impérieuse nécessité d’explorer nos chemins inconnus.
A la machette.
Pas de réponse évidente mais des ingrédients certains. Sanctionner les aberrations nombreuses et impunies, faire triompher l’intérêt général lésé contre un intérêt privé bien compris… Serait-ce donc… la justice ?
La possibilité d’expérimenter, en termes de politiques publiques, d’initiatives privées et communautaires, de l’échelle locale à la centrale. Appelle-t-on cela… la liberté ?
Il y a là, sous nos yeux, quelque chose de civilisationnel qui se joue, et qui pourrait se perdre dans la quête aveugle du profit, et dans l’hubris qu’il génère quand il est démesuré.
Cela suppose un peu moins de goût pour l’argent et le faste, et un peu plus l’histoire et l’art.
Cela implique de prendre des risques, de se tromper souvent, d’échouer parfois mais aussi de récolter toujours les bénéfices en cas de succès.
Cela oblige d’avoir confiance en nous-mêmes et de prendre nos responsabilités.
Il y a donc l’inquiétude, mais également l’espoir. J’écris ces lignes après mon retour au pays. En quelques semaines chez moi, à Casa et à Tanger, en marchant dans les rues, rencontrant des musiciens et des artisans, un faiseur de bocadillos et des chargés de projet, je me suis encore ému de la beauté de ce pays et de ses gens.
Et à mon retour au pays, après avoir vu tant de beauté d’ailleurs, je voudrais formuler un vœu, arrogant et pourtant modeste, pour nous Marocains : que nous soyons plus nombreux à savoir la reconnaître chez nous, sans la confondre avec tout ce qui brille, pour qu’enfin nous puissions la cultiver collectivement.
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