
L’autre jour, on revenait d’Agadir en écoutant un podcast qui s’appelle « le cœur sur la table ». Le thèse de la speakerine était la suivante : la culture populaire, c’est-à-dire, les films, les romans et les contes de Disney véhiculent une conception de l’amour romantique qui est à l’origine de désastres sentimentaux. Les modèles de relation entre hommes et femmes (puisque, déjà, ces histoires sont généralement hétéronormées) sont porteurs de tous les germes qui, plantés dans les jeunes esprits, croissent et produisent de regrettables moissons de comportements anxiogènes, voire toxiques et parfois même criminels. L’idée véhiculée par ces produits de grande consommation culturelle est, grosso modo, la suivante : souffrir dans une relation amoureuse, c’est la base. Tellement que, si l’on ne se souffre pas, c’est que ce ne doit pas être de l’amour. En amour, on souffre de l’absence de la personne aimée ou de son indifférence. On souffre le comportement de la personne aimée, et l’on accepte sa violence contre soi, parce qu’elle est une expression de son amour. Bref, vous voyez le tableau ? On aime donc on souffre. L’idée est commune et entendue, n’est-ce pas.
Pour ma part, dans les histoires les plus terribles, je crois moins à l’influence de films, qu’aux résultats malheureux de la conjonction des facteurs de violence : les trajectoires personnelles, les caractéristiques socio-économiques, les traumatismes anciens grandis sur fond patriarcal, et puis le fait que certains sont, peut-être tout simplement, des salauds qui méritent une sévère correction. Je trouvai donc la thèse un peu simpliste, ou alors franchement excessive, et j’ai tenté de l’exprimer dans la voiture, mais il fallait se rendre à l’évidence : la nature n’a pas prévu qu’un homme puisse argumenter, simultanément et sans risque, avec sa fiancée et sa belle-mère.
La culture populaire est-elle vraiment un facteur explicatif à la violence fondée sur le genre, dans une relation amoureuse ? Est-elle effectivement le reflet de ces structures profondes, inégales et patriarcales, qui justifient et perpétuent des déséquilibres et des souffrances qui ne sont en rien nécessaires à l’amour ? Un autre argument tiendrait au caractère intrinsèquement douloureux du sentiment amoureux. Si autant de films, de romans et de chansons vous le décrivent ainsi, c’est peut-être parce qu’il l’est ? L’âme humaine est peut-être bien condamnée à osciller tel un pendule, entre désir et ennui, l’amour en étant, finalement, la violente embardée. Comme je m’étais fait défoncer à ce sujet, j’ai un peu laissé tomber la discussion, et puis tout à l’heure, j’ai entendu Abdelhalim et tout cela m’est revenu en tête.
Comme les Inuits qui ont plus de 50 mots pour parler de la neige, les Arabes ont plus de 50 mots pour dire l’amour. Il suffit d’écouter les chansons arabes classiques pour entendre l’exploration du sentiment amoureux, du « hubb » le plus classique, au « ishsq » passionné, du « hawa » désirant, à l’ardent « shaghaf ».
Dans cette chanson tendre et triste, « Ahwak » (amour de désir et d’attirance physique, donc), Abdelhalim Hafez dit littéralement, dès la première strophe « je t’aime et j’espère que je t’oublierai ». Juste après, il ajoute, lisez-bien, « qu’il souffre de l’absence du tourment qu’il a connu avec elle ». Littéralement, le gars dit qu’il souffre de ne plus souffrir. A ce stade, on peut dire qu’il le cherche un peu ?
Abdelhalim a toute une série de chansons où ça finit très mal pour lui. Sa copine vedette de cinéma le trompe dans « Gabbar », il vocifère au Seigneur comme une bête blessée. Dans Qariat el Finjan, il meurt en martyre de l’amour. Dans une autre, lisez-par vous-même : « Si tu es mon amour, aide moi à te quitter. Si tu es mon médecin, fais-moi guérir de toi. Si j’avais su que l’amour était aussi dangereux, je n’aurai pas aimé. Si j’avais su que la mer était aussi profonde, je ne m’y serai pas baigné. Si j’avais su comment ça finirait, jamais je n’aurai commencé. » Et il se noie, car la chanson s’appelle « une lettre sous-marine ». Bref, Abdelhalim est une grande victime. Mais il est loin d’être le seul.
Farid El Atrache, ce beau chanteur aux sourcils torturés comme un personnage d’Egon Schiele, n’est-il pas dans la plupart de ses chansons aux prises tendrement douloureuses de l’attachement et de l’arrachement amoureux ? Dans « Adnaitani bil hagr » (littéralement : tu m’as beaucoup fait souffrir en étant si loin), il meurt avec le crépuscule, en martyre de l’indifférence, et il demande que l’on répande des étoiles sur son linceul.
L’œuvre d’Oum Kalthoum, la plus grande, est un catalogue des maux de l’amour. Elle qui ne fut jamais mariée, à laquelle on ne connait nul amant (mais peut-être des amantes) a décliné toutes les formes de souffrances liées à l’amour : l’amour passé dont on regrette les blessures (Enta Omri), l’amour apparemment unilatérale et flippant d’insistance (Amal Hayati, « l’espoir de ma vie »… ), le pervers narcissique qui vous a foutu en l’air (Al Atlal, « les ruines »), avec cette strophe célèbre dont on ne saura jamais si elle était adressée à son mec ou au Président égyptien d’alors (Nasser) : « Rends moi ma liberté, lâche mes mains, j’ai tout donné, il ne me reste plus rien, sinon ton pouvoir qui m’ensanglante le poignet ». La chanson atteint ici un petit moment paroxystique qui vous hérisse la pilosité dorsale.
A ce propos, un élément marquant et pourtant, je crois, peu mentionné au sujet d’Oum Kalthoum, est que sa renommée initiale était à mille lieux des chansons d’amour. Elle fut d’abord une interprète de chants religieux, et marginalement patriotiques. Dans cette vieille société égyptienne, à cheval entre l’impérialisme britannique et le panarabisme nassérien, chanter l’amour était indécent. Oum Kalthoum acquit sa renommée sur le dos du sacré, par l’exaltation du sentiment religieux. Alors qu’elle chantait depuis ses 10 ans, elle ne se mit à l’amour qu’à presque 30, avec pour mentor Ahmed Rami, poète et traducteur formé à la Sorbonne. Mon hypothèse intime est qu’Oum Kalthoum a conquis les cœurs arabes car elle a chanté, avec les techniques du sacré et du divin, les thèmes de l’amour et de l’humain. Elle a pénétré les âmes arabes par la grande porte, celle des chemins balisés par la prière, en usant la voix de la transcendance vers Dieu qui a, en arabe, 99 noms. Et avec la grammaire du sacré, elle a chanté l’amour profane. Oum Kalthoum est un génie qui a hacké les âmes arabes. Mais elle n’en appartient pas moins à ce grand répertoire de l’amour malheureux, qui vous fait si mal que vous regrettez toutes les premières fois que.
Mais l’espoir n’est pas perdu pour autant : les choses ont changé. Sur Spotify, la chanson la plus écoutée de Nancy Ajram (71 millions d’écoutes) raconte toujours un problème de couple, certes, mais il est franchement léger, sinon comique. Ya Tabtab wa Dallaa. On sent bien qui si elle le quitte (ou l’inverse), personne n’en fera une maladie. Amr Diab, en beau mâle arabe, dans sa chanson la populaire (Tamally maak, 62 millions d’écoute), se contente de dire à la femme qu’il aime, qu’il l’aime, ô comme il l’aime tant. Nul drame à l’horizon, on ne saura même pas ce que Madame en pense, d’ailleurs en est-elle une en particulier ?
Des récentes, ma préférée reste quand même celle d’un chanteur qui a commis le hit de de l’été 2017. Le sourire d’Abu, qui chante Talat Daqat, est dans ma rétine imprimé comme le visage de la joie. C’est la chanson d’un cœur qui s’exalte à la vue d’une femme sirène qui émerge de l’eau (ou qui descend d’un bus), et son cœur tambourine trois fois dans poitrine, et il tombe amoureux avec un grand sourire béat, et il a envie de chanter, et il chante.
« ô combien ces jours sont beaux, quand ils offrent à nos cœurs tout cet amour. C’est seulement à ces moments-là qu’on pardonne au passé. »
Putain le sourire de ce chanteur. Il dit, il chante et il montre une chose évidente, qui envoie balader tout le reste, car elle vous donne envie de vivre, chanter et danser comme lui, une vérité élémentaire et pourtant ensevelie sous les lamentations d’autrefois, qu’il s’agit de rappeler à tous, de proclamer en chantant et en dansant : l’amour est joie.

Faites comme Abou.
En définitive, je ne saurai mesurer la responsabilité des artistes dans l’éthos amoureux d’une époque, mais l’on peut discerner les évolutions de cet éthos à travers la production de ces artistes. La génération de l’amour « totalitaire », celui dont la survenance bouleverse les existences et la disparition les anéantit tout à fait, cet amour-là semble en recul. Tant mieux ?
Cette conception de l’amour me parait celle de l’époque où, le divorce étant impossible, le monogamie signifiait une seule personne à vie. Une relation amoureuse était nécessairement conjugale (et forcément heureuse) ou extraconjugale (et nécessairement maudite). Une roulette russe à barillet binaire : une déchéance totale ou une bénédiction salvatrice. Effroyable pile ou face.
Constatons à la suite de la psychothérapeute Esther Perel que nous sommes devenus, pour tant de raisons à commencer par l’allongement de l’espérance de vie, des monogames d’une autre nature : d’une personne « à vie », nous sommes devenus des monogames dans le sens « d’une personne à la fois ». On se marie de plus en plus tard, et les probabilités de divorce sont hautes. Il vaut donc mieux ne plus trop mourir par amour, car alors on devrait mourir souvent, ce qui serait désagréable.
Et surtout, je pense que Perel a raison de pointer que les fonctions autrefois dévolues à toute une communauté comprenant la famille et les amis, la parentèle et le milieu social, se retrouvent par l’effet de l’individualisme exacerbé de notre époque, concentré sur une seule personne : le partenaire romantique. Il ou elle doit être l’amant et le meilleur ami, le partenaire affectif et l’oreille attentive, le stimulant intellectuel et le partenaire économique. N’est-ce pas trop pour une seule personne ?
La solution, je suppose et l’espère, n’est pas d’aimer moins, mais d’aimer plus. Non je ne parle pas de polyamour (haha !), en fait, je ne parle même pas d’amour romantique. Il y a tant de formes d’amour. On aime aussi ses parents, ses frères et ses sœurs, ses oncles et ses cousins. Je suis fou de mon petit neveu. On aime ses amis, on aime les enfants de ses amis (sauf en vacances, entre 3h et 7h du matin, certes). Bref, il faut aimer beaucoup et sans compter, car en définitive, c’est tout ce qui rend cette vie intéressante et vivable. A côté des besoins physiologiques et économiques fondamentaux, la qualité des relations humaines que nous entretenons avec nos proches et avec notre environnement social n’est-elle pas le meilleur déterminant d’une vie bonne ? A rebours de l’idée qu’il n’est pas d’amour heureux, je préfère donc dire que, à la triste exception de ceux qui ne le sont pas, tous les amours sont heureux.
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