La salle de sport

Octobre 2024

Texte paru dans le magazine Tamo, éditions Kulte, en janvier 2025

Dix ans plus tard, ayant tenté toutes les diversions et épuisé tous les recours, je me suis rendu à l’évidence : je me suis inscrit à ce « Club » de Rabat. Il faut que je vous raconte.

Allons donc au Club, un soir de semaine, heure de pointe en sortie de bureau.

Madame la Duchesse de Souissi est arrivée dans une berline anglaise blanche. Elle s’arrêta à l’entrée de la rue pendant de longues minutes. Comme elle avait laissé son cocher et ses valets de pied dans le XIXème siècle, elle attendit avec une aristocratique patience qu’un voiturier vint prendre le volant.

Sa Grâce émergea enfin de son carrosse comme une apparition céleste. Avec ses lunettes de soleil en hyperbole et son legging rose, Madame la Duchesse tendit le bras, gracieuse comme une arabesque, vers le voiturier qui cavalait depuis de l’extrémité de la rue, pour lui remettre avec cérémonie le sac de sport qu’elle apportait avec elle.

Alors, sans un regard, reine de Saba, elle entama sans effort son mouvement d’entrée vers l’édifice dédié à l’effort.

Durant cette séquence d’Histoire, un bouchon s’était formé à l’entrée de la rue, puis de l’avenue. Et moi j’observai, crispé comme un jacobin, cette fresque médiévale et pourtant actuelle.

Entrons maintenant dans le Club.

Monsieur le Comte de Youssoufia arrive dans le vestiaire. Sa démarche est lente, presque sacramentelle. Il a une gravité sur le front, à mi-chemin entre le grand prêtre et le grand promoteur immobilier. Sur ses frêles épaules pèse la destinée de tant de familles dont il perçoit les loyers, et dont il supporte, grand seigneur, les impayés. Derrière lui, un jeune homme frêle, le T-shirt siglé au nom du Club, lui porte son sac de sport.

Tandis que Monsieur le Comte s’assoit pour retirer, une chaussure après l’autre chaussure, avec la lenteur de celui qui ne veut brusquer l’éther, le jeune homme plie avec soin, presque amoureusement, la chemise que Monsieur le Comte vient de retirer. Parce qu’il est lui-même le courtisan d’un courtisan, le jeune homme tente une conversation légère, où il est question du temps qu’il fait et du hammam qui lui ferait du bien. Monsieur le Compte répond peu, à peine. Il n’est pas de bonne humeur. Sans doute s’est-il passé quelque chose aujourd’hui ; car généralement, il ne se passe rien, et il est de bonne humeur. La rente, qui est fondée sur l’habitude, déteste toujours l’évènement qui la bouscule.

Je pense qu’il faut du talent, du souffle et de la patience pour transposer avec justesse, dans une œuvre littéraire, cinématographique ou théâtrale, les travers des élites de notre société, et que cette tâche est salutaire. Je me souviens de certains personnages de Jalil Tijani qui y parvenaient à merveille. Animalia de Sofia Alaoui aborde également, d’une certaine manière, cette thématique.

De même qu’on sensibilise aux accidents de la route ou à l’hygiène des plages, l’art devrait tendre régulièrement un miroir à ces individus dont l’attitude, dans l’espace public révèle les conceptions civiques et politiques néfastes, qu’ils perpétuent, et qui infusent dans le reste du corps social, et l’empoisonnent.

Ah, si je pouvais, j’écrirais une adaptation moderne de « Crime et Châtiment » que j’appellerai « Délit et contravention ».

Il serait question d’une jeune homme fraichement revenu de Paris vers Rabat. Appelons le Omar.

Un beau jour, Omar perd ses nerfs suite à une énième incivilité d’un bourgeois mal garé, lui pète le rétroviseur d’un geste rageur, jouissif et libérateur. Il en éprouvera une satisfaction intense, qui se teintera d’amertume, jusqu’à ce qu’il découvre que le propriétaire de la voiture n’est autre que sa grande tante, l’influente Nadia.

Informée du méfait, Nadia est outrée au point de décréter l’embargo sur son neveu. Voilà Omar relégué au goulag des conventions : seul à l’Aïd, sans invitation aux mariages et sans recours face à la rudesse du monde. Dans la solitude et le froid de l’exil social, rongé par la culpabilité et le doute, Omar souffre et médite. Il redécouvre les traditions mystiques de son pays, entonne des litanies Issawas jusqu’à la transe et atteint la rédemption.

Il se réconcilie avec lui-même, sa famille et son pays.

Dorénavant, il garera lui-même la voiture de Nadia, et lui enverra une colombe portant une fleur et un message religieux à chaque Aïd. Nadia lui présentera Yasmine, sa future femme, et il deviendra Directeur d’une SA à fonds publics.

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