L’ascension du Mont Mariage

Octobre 2024

Les Autorités locales et la Confrérie des Issawas ont cela de commun qu’ils assistent les Sujets et les Croyants aux moments clés de leur existence. A la naissance, au mariage et à la mort, les fonctionnaires territoriaux et les Issawas sont là pour certifier et célébrer la vie, l’union ou le trépas, selon leurs formules respectives de droit administratif et d’incantations soufies.

Les premières attestent à coup de tampons et de timbres l’irrémédiable altération de l’état civil des Sujets, et en font des époux, puis des pères et à la fin, des ancêtres.

Les secondes, scandées au son des tambourins et de la ghaïta, touchent le Croyant au cœur et lui rappelle que même l’irrémédiable n’est que passager, comme nous tous sur cette terre.

« Hadi Sa3a men Sa3at Allah, Ya7der fiha Annabi Rassoul Allah.»

« Ceci est une heure parmi les heures de Dieu, s’y manifeste le Prophète de Dieu ».

D’une écriture incompréhensible au commun, les Gens de la Dissolution et du Lien, « Ahl al-7all wa-l-ʿ3aqd », attestent sur terre du lien invisible qui se noue dans le ciel, entre les êtres. Quel Sujet chérifien ne frissonne pas en entendant cette incantation, sur les «Heures de Dieu» où se dévoile la destinée des Croyants, tandis que les Clercs en attestent ici-bas, au son des percussions qui tambourinent dans les poitrines.

« Hadi Sa3a men Sa3at Allah, Ya7der fiha Annabi Rassoul Allah.»

C’est avec cette litanie en tête que l’explorateur chérifien Ibn Al mu’min débuta l’ascension du mont Mariage, en se rendant la première fois à sa Moqataa.

L’épisode rapporté ici raconte cependant, la septième visite, car comme les cercles de l’enfer, ou les niveaux du ciel, la Moqataa est d’abord une machination cosmologique, doublée d’un édifice de l’esprit destiné à tester la foi, la patience et la résilience du Sujet chérifien. C’est ainsi qu’à la septième visite, Ibn Al mu’min comprit qu’il était tombé dans une faille. Il y avait passé déjà plusieurs semaines sans le savoir. Car cette faille n’était pas n’importe laquelle, c’était une faille juridique. Et ses sherpas étaient en désaccord.

Mme Malika était la plus élégante des sherpas. Elle officiait à la Wilaya. Elle avait des manières délicates et un avis tranché. Circulaire à la main, elle expliqua à Ibn Al mu’min que sa requête relevait de sa Moqataa, et qu’ils étaient obligés, en vertu de la loi 55-14, de délivrer ledit document. Elle alla jusqu’à lui laisser son numéro de téléphone, afin que si son plaidoyer par la voix du messager ne convainquit pas, qu’elle puisse donner de la sienne. Hommages à Madame Malika.

Ssi Hamouda était le Raïs du rez-de-chaussé de la Moqataa, le «président». Il reconnaissait à la loi bien des vertus, mais certainement pas celle que, par le truchement d’Ibn Al Mu’min, Mme Malika lui prêtait. La septième fois qu’Ibn Al Mu’min alla à sa rencontre, il était en train d’expliquer, à grands gestes de chef d’orchestre, comment inspirer par le nez et expirer par la bouche à une femme évanouie. Ssi Hamouda écouta notre explorateur, mais ne fut pas convaincu. Il s’entretint alors, par téléphone, avec Mme Malika, et tout s’accordèrent sur une esquive commune : Voilà ! C’était au Moqaddem de délivrer ladite attestation, car cela relevait évidemment de son mandat.

Nous voilà arrivé au fameux, à l’insaisissable Moqaddem Rachid.

Avant d’aller plus loin, il faut savoir qu’un Moqaddem est le premier échelon de l’édifice administratif local. Comme une cariatide, il en supporte le poids et en connait les entraves. Il est l’homme qui, non seulement est au four et au moulin, c’est-à-dire sur le terrain pour connaitre et au bureau pour certifier, mais il doit également savoir à qui appartient le four, et qui fréquente le moulin. En pratique, il venait toujours de quitter le lieu où l’on arrivait et n’était pas encore arrivé là où on l’attendait.

Or, Ssi Rachid, sans doute docteur en droit public local appliqué, refuse catégoriquement l’interprétation juridique de Mme Malika. En le pressant un peu, il accorda ceci : « Va demander à Chichaoui, à l’étage, mais attention : je ne t’ai rien dit et tu ne me connais pas». En langage vernaculaire, la traduction littérale de cette recommandation eut été : « Tu ne m’as pas vu, je ne t’ai pas vu ».

Fascinante requête, que celle qui ressemble simultanément à un délit d’initié et à une cousine rapportant au grand frère que la petite sœur fume dans les toilettes. Ne s’agissait-il pas d’un innocent renseignement administratif ?

Ibn Al Mu’min se mit donc à la recherche du Sieur Chichaoui et, sur le chemin, fut pris d’une inquiétude. Et si Chichaoui lui demandait qui l’envoyait ? Comment avait-il eu connaissance de son existence secrète ? Ibn Al Mu’min se demandait s’il pourrait répondre sans compromettre le Moqaddem. Pourra-t-il prétendre que le nom de Chichaoui et sa localisation dans le bâtiment était une information orpheline, un effet sans cause, un miracle en somme ? Car enfin, au même titre qu’une alimentation équilibrée, avoir de bonnes relations avec son Moqaddem est un des fondements d’une vie saine et épanouie. Ces pas le menèrent vers sa destination sans que son esprit n’ait résolu le dilemme, et en toquant à la porte, il se répétait en boucle comme le Issawi qu’il était dorénavant, la litanie que l’on adresse au Seigneur, Cause Première et Unique de toute chose : Attawakalou 3ala Allah Al 3ali Al 3adhim. (Je m’en remets à Dieu le très Haut et le Tout-Puissant).

Ssi Chichaoui était le plus vieux des sherpas, il officiait à la Moqataa depuis plus de 30 ans. Petit homme sec, il avait le visage nervuré de celui qui a vieilli en comprimant ses désirs, avalant ces peines, matant ses révoltes intimes. Ssi Chichaoui était un Gnostique de l’Administration territoriale, un Sachant de la Procédure, et Ssi Chichaoui était catégorique : jamais il n’avait délivré un certificat de non-remariage à un homme. A un homme ! Quelle idée. On donnait cela aux bonnes femmes ou aux veuves, pour la pension. A un homme, de sa vie, jamais vu.

« Allez, ouste jeune homme, ta quête ne fait que commencer. Cette heure-ci est de Dieu aussi, et si tu veux tout savoir, en réalité, elles le sont toutes. Va et ne désespère pas « Fiha Khir ». Tout est pour le mieux, et louanges à Dieu le Très-haut, le Plus Grand. »

Ibn Al mu’min était de retour à la case départ.

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