Allemagne

Juillet 2014

En me dirigeant vers la porte d’embarquement à l’aéroport de Rabat-Salé, je traversai l’un de ses nouveaux couloirs reliant le hall d’embarquement à l’avion.

C’est une installation récente qui participe de l’effort de modernisation des aéroports du Maroc, dont le service s’est notablement amélioré ces dernières années.

Avant d’embarquer, j’avisai un petit autocollant affiché sur les parois du couloir menant à l’avion. Il y est inscrit « FC COM », du nom de cette entreprise bien connue d’affichage publicitaire. En souriant intérieurement, je me suis demandé si FC COM, après avoir couvert nos villes, autoroutes et aéroports de panneaux 4×3, s’était également spécialisée dans les équipements aéroportuaires.

Une semaines de voyage en Allemagne a suffi à me rappeler pourquoi il faut changer le Maroc.

Depuis mon retour dans l’Empire, mes voyages à l’étranger s’apparentent autant à des moments de repos mérité que de « tourisme institutionnel ». Chez nos voisins du nord, les sociétés civiles ont donné naissance à des ordres politiques qui protègent et régulent leurs sociétés. Le tourisme institutionnel consiste à visiter ces monuments implicites de paix civile et de progrès partagé, que j’espère tant voir chez moi, et que j’observe avec envie chez nos voisins, du nord le plus souvent.

Marcher dans la rue à différentes heures du jour en est l’expérience la plus évidente, et elle suffit à vivre des moments troublants. Je n’oublierai jamais cette amende de 68 euros délivrée devant moi à un taxi portugais, qui a klaxonné 2 secondes à cause d’un bus occupant maladroitement la voie. Cruelle ironie, en discutant avec le policier qui l’a délivrée, j’ai appris que le seul souvenir qu’il gardait du Maroc, visité avec ses parents à l’âge de 6 ou 7 ans, est leur panique quand il a failli être enlevé par un individu à moto, quelque part à Marrakech.

Beaucoup de clichés existent sur l’Allemagne. On dit les Allemands disciplinés et travailleurs, mangeurs de saucisses et buveurs de bières, on dit l’industrie allemande impressionnante et sa vie civique et politique résolument pacifique et pacifiste. Chacun de ses stéréotypes fut absolument vérifié durant ma courte expérience, et durant ces quelques jours, jamais je ne pus me départir de ce questionnement obsédant : comment ce pays est-il parvenu à un tel niveau de « bien commun » ?

Il faut se représenter ce que c’est que de ne jamais croiser un seul policier, sur des autoroutes parcourus à 200 km/h, ou dans des milieux urbains surchargés de populations dansant, buvant -et même- se droguant allègrement sans que le moindre problème ne soit posé.

L’exemple des boites de nuit n’est pas anodin : voila des rassemblements de plusieurs centaines de jeunes souvent excentriques, faisant usage de diverses substances psychotropes sur fond de musique et de danse dionysiaques. N’importe lequel de nos compatriotes, un tant soit peu conservateur, y verrait probablement une antichambre de Jahennam, manifestation évidente du déclin de l’occident et de la débauche qu’il espère déverser sur les pays musulmans pour les corrompre.

Dans ces endroits, j’ai rencontré de bien curieux personnages. Citons cette étudiante allemande en droit, qui espère devenir une sorte de procureure locale. Ou alors ce jeune russe qui prétendait être trafiquant de cocaïne, et qui m’a parlé du haschich marocain avec une certaine admiration. (Je suis toujours flatté quand mon pays est reconnu pour son excellence, en quelque domaine que ce soit). Il y eut aussi cet entrepreneur d’origine vietnamienne, qui de parents communistes réfugiés en RDA, est devenu propriétaire de trois restaurants à succès à Berlin, en plus d’être DJ.

Dans cet environnement très particulier, objet de tous les fantasmes et cadre de toutes les transgressions, l’une d’elles est la plus étrangement exempte de trouble : celle à l’ordre public. Jamais je n’ai assisté au moindre conflit, rixe ou bagarre quelconque. Jamais je n’ai vu quelqu’un tituber ou avoir un malaise. Jamais je n’ai vu, de jour ou de nuit, une femme menacée ou un homme menaçant. Les services d’ordre sont réduits au minimum, jamais plus de deux ou trois personnes, malgré les centaines de jeunes gens occupant les lieux. Quant à la police, je ne l’y ai jamais vue.

Voila le premier monument de mon tourisme institutionnel à Berlin : la paix et le respect de tous pour tous, quelque soit le lieu, quelque soit l’heure. Au plus profond de la nuit berlinoise, j’ai éprouvé ce sentiment inaccessible à la bourgeoise marocaine au milieu de Maarif en plein jour : la sécurité.

N’est ce pas étrange que de penser qu’une foule « dépravée » inspire mieux ce sentiment qu’une population pieuse ? Mon postulat est toujours rousseauiste : « aucun peuple ne serait jamais que ce que la nature de son gouvernement le ferait être. »

Il est un second monument, qui n’est pas une chose ou un lieu, et qui cependant force l’admiration du visiteur marocain : il s’agit du coût de la vie berlinoise. Une visite dans un supermarché dans un quartier résidentiel ne laisse pas de surprendre. Le kilo de viande hachée est vendu à 4,99 euro, le poulet dépasse rarement les 3 euros le kilo. Le gouda Frico (marque vendue au Maroc) affiche 0,79 les 100 grammes. Deux bouteilles d’huile végétales coûtent 1,25 eur, contre 18 dh l’une au Maroc. Quant aux produits agricoles, grâce à des subventions importantes, leur prix se situent en valeur absolue au dessus du niveau marocain, ce qui rapporté au niveau de vie local signifie une modicité remarquable.

Ce niveau de prix très bas se reflètent dans celui des biens et services disponibles dans la rue. Les sandwiches, kebab, pizza, saucisses s’achètent à des prix dérisoires comparés aux standards parisiens, et parfaitement abordables pour un portefeuille bourgeois marocain. La boutique de souvenirs faisant face à Alexanderplatz (soit dans le centre le plus commerçant qui soit à Berlin) vend sa bière fraîche à 85 centimes. Cela est également valable pour les vêtements et les biens d’équipement électroménagers.

Dans l’Empire, il est courant de penser qu’après tout, même les plus pauvres mangent à leur faim, et que cela est un bel acquis à mettre au crédit de la sagesse qui nous gouverne. Cette pensée, en plus de révéler un niveau d’attentes vis-à-vis des responsabilités de l’Etat dramatiquement bas, se trompe également  sur les bienfaits de notre économie percluse de monopoles et d’oligopoles inefficients. A dollar constant en 2013, le revenu national par habitant allemand s’établissait à 15,2 fois celui d’un Marocain (données Banque mondiale). La comparaison comporte évidemment de nombreuses limites, puisqu’elle concerne l’un des pays occidentaux les plus prospères, mais son trait le plus évident est au moins le suivant : tous le monde travaille et le tissu économique est étonnamment dense. C’est bien sûr le cas dans tous les pays riches.

C’est en me promenant dans les rues et les supermarchés allemands que l’impossibilité d’une vraie politique économique au Maroc m’est devenue évidente. Le moyen le plus sûr d’être un entrepreneur à succès dans l’Empire est d’être proche du cercle, ou mieux, y être inclus. Le marché public, c’est à dire la signature d’un officiel, est la première source d’enrichissement des Marocains qui ont vraiment de la chance. Ceux qui ont du talent pour les affaires peuvent toujours se confronter au marché, à condition de n’y gêner personne. Quant aux autres, qu’ils aillent au diable (ou à la fonction publique).

C’est sans doute la question que se pose le gouvernement marocain, en cherchant la croissance économique : comment permettre la création de richesses nationales, sans toucher aux intérêts de ce secteur (trop sensible), ni de celui-ci (trop stratégique) en encore moins de celui-là (dont il n’est même pas question, soyons réaliste…).

La réponse est pourtant évidente : on ne peut pas. C’est précisément dans chacune de ces inefficacités économiques que se trouvent les plus grands réservoires de richesses et d’opportunités économiques. Une partie trop importante de la bourgeoisie marocaine n’a cure d’investir de manière productive les surplus invraisemblables qu’elle dégage de son activité économique, parce qu’elle n’en a pas besoin. Et ceux qui en ont besoin n’en auront jamais les moyens.

Chaque entrepreneur factice l’est devenu du fait d’une entorse économique qui a empêché l’émergence à la classe moyenne de dizaines de familles. Parmi eux, il aurait du y avoir quelques uns, très talentueux et travailleurs, pour poursuivre l’ascension débuté par leurs pères et mères, et devenir eux-mêmes des créateurs d’entreprises.

En attendant, nous sommes un Etat pauvre qui coûte cher sans protéger personne, et nous rêvons d’un développement tout en évitant soigneusement de parler de deux seuls obstacles qui l’empêchent de survenir : le clientélisme féroce au fondement de l’économie marocaine et l’autoritarisme politique qui le protège.

Revenant au Maroc depuis hier, cette évidence m’a subitement frappé en empruntant le même couloir qu’à mon départ. A la sortie de l’avion, alors que je marchai vers le hall de débarquement, je traversai le couloir FC COM, qui durant mon voyage, avait été tapissé de publicités vantant la banque Attijari Wafabank.

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